Peut-on faire des statistiques ethniques en France ?
Dernière modification : 17 juin 2022
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit
Qu’est-ce qu’une « statistique ethnique » ? D’abord, une statistique est l’étude méthodique des faits économiques et sociaux à l’aide d’inventaires, de recensements ou comptages, afin d’établir des classements. La statistique ne nécessite pas, pour être regardée comme telle, d’instruments informatiques sophistiqués. D’ailleurs les premières statistiques étaient manuelles. Une statistique ethnique est une statistique se basant sur des informations faisant apparaître, directement ou indirectement, les origines dite « raciales » (en réalité ethniques) et/ou les appartenances religieuses des personnes. Si l’expression « statistique ethnique » ne figure pas dans la loi, elle est bien interdite.
Les statistiques ethniques sont interdites en France. L’origine ethnique ou l’appartenance religieuse sont considérées en France comme des « données sensibles » avec d’autres données comme celles concernant l’appartenance syndicale ou la vie sexuelle. « Sensibles » au sens d’une part où elles touchent à la vie privée, et d’autre part où elles peuvent se retourner contre la personne en cas de malveillance. C’est pourquoi la fameuse loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978, plusieurs fois remaniée depuis, prévoit qu’il est « interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci » (article 8-1). Cette interdiction s’applique aussi bien aux organismes publics comme les collectivités territoriales par exemple, qu’aux entreprises, qui font régulièrement des statistiques sur leurs employés afin d’améliorer l’organisation du travail, ou sur leurs clients pour mieux leur vendre des produits. Cette interdiction s’applique aussi évidemment aux instituts de sondages, qui font des enquêtes politiques ou marketing.
À vrai dire même la loi ne peut pas en principe autoriser les statistiques ethniques, car ce serait contraire à l’article 1er de la Constitution : « la France (…) assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Le Conseil constitutionnel avait ainsi censuré en 2007 un article d’une loi dite « loi Hortefeux » (relative à l’immigration, à l’intégration et à l’asile) qui permettait « la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines, de la discrimination et de l’intégration ».
Des dérogations logiques et limitées. Le Conseil constitutionnel n’a pas fermé la porte à toute statistique pouvant faire apparaître l’appartenance ethnique ou religieuse. La loi de 1978 comporte ainsi des dérogations. Il s’agit d’abord des données recueillies « par une association ou tout autre organisme à but non lucratif et à caractère religieux, philosophique, politique ou syndical ». C’est logique, mais aussi limité : les données réclamées doivent se rapporter directement à l’objet de l’association (par ex. la religion pour une association religieuse, mais pas l’orientation sexuelle ; l’orientation politique pour un parti politique, mais pas l’appartenance religieuse). En outre, ces données ne peuvent être revendues, sauf accord exprès des intéressés (c’est-à-dire un accord recueilli loyalement, et jamais coché par défaut sur un site internet).
Une autre dérogation concerne les données qu’une personne rend elle-même publiques, les données nécessaires à la résolution d’un litige en justice, à des fins médicales ou à la recherche médicale. Une autre dérogation concerne enfin données ethniques ou religieuses obtenues avec consentement des personnes, par l’INSEE ou certains organismes officiels (par ex. l’INED), et sous réserve de secret et d’anonymat. Il n’y a pas dans ce cas d’exploitation commerciale des données.
Les données objectives comme palliatif. Le Conseil constitutionnel admet que des traitements statistiques sont nécessaires pour mieux appréhender les problèmes liés à la diversité culturelle, mais il les subordonne à la condition qu’ils portent « sur des données objectives ». La Commission nationale Informatique et Libertés (CNIL) en donne un exemple : sont objectives les données sur la nationalité et/ou lieu de naissance des parents. Mieux, elle a développé dix recommandations permettant de viser très indirectement des personnes en raison de leur ethnie ou de leur religion. Il s’agit de données objectives, telles que le lieu de résidence, la nationalité, et même l’analyse des prénoms d’état-civil (non associés aux noms). Ces recommandations tendent à faciliter le travail des sociologues et statisticiens sur la diversité des ethnies en France et ses incidences sur le plan scolaire, professionnel ou autre. Elles n’ont donc pas vocation à faciliter le commerce des données. De leur côté, les forces de sécurité (police, gendarmerie, etc.) doivent pouvoir identifier les auteurs d’infractions, notamment par leur apparence physique, mais uniquement à partir de signes physiques particuliers, objectifs et permanents, c’est-à-dire en tant qu’éléments de signalement des personnes. Ces descriptions ne peuvent donner lieu à la constitution de statistiques fondées sur l’appartenance réelle ou supposée à une origine raciale ou ethnique. Seule la nationalité peut être prise en compte.
Sur un plan commercial enfin, une entreprise désireuse de se constituer un fichier de consommateurs potentiels pourra utiliser les seules données objectives qu’une personne « laisse derrière elle » en toute occasion : son nom, ses achats sur internet, ses achats dans les magasins en dur, le type de son véhicule, etc. La seule condition est la loyauté de la collecte des données, c’est-à-dire aviser les personnes et leur donner la possibilité de s’y opposer.
Sanctions pénales lourdes et inspections de la CNIL. L’article 226-19 du code pénal punit de cinq ans d’emprisonnement et de 300.000 € d’amende l’établissement de profilages ethniques ou religieux. La CNIL, qui est aussi chargée de faire respecter la loi de 1978, dispose d’un pouvoir d’inspection sur place, dans les bureaux de toute société ou toute personne physique, et peut analyser le contenu des matériels informatiques. Elle peut infliger des sanctions financières allant jusqu’à trois millions d’euros. C’est beaucoup, mais c’est à la hauteur des enjeux, car les données sensibles sont aussi hautement « rentables ». Au point que le CNIL a dû intervenir en 2015 pour enjoindre à certaines sociétés exploitant un site de rencontres communautaires de supprimer des cookies qui enregistraient des données relatives l’origine ethnique des visiteurs. Elle a aussi, en 2008, infligé 15 000 euros de sanction pécuniaire à une société qui se procurait des noms auprès d’associations de personnes étrangères, pour proposer à ces personnes des contrats d’assurance spécifiques. La même année, la CNIL infligeait une pénalité de 15 000 euros à une entreprise qui récolait les noms à consonance étrangère dans l’annuaire, à des fins commerciales.
Certains souhaitent la légalisation des statistiques ethniques. Certains prônent, pour l’instant sans succès, la possibilité légale d’établir des statistiques ethniques. N. Sarkozy avait tenté de les établir en France, mais en vain, car elles font peur. Le premier usage auquel on peut penser est probablement le plus redoutable : le fichage les personnes selon leur origine ou leur religion fut dans l’histoire l’instrument des pires persécutions. L’usage commercial de ces données est évidemment moins dangereux, mais plus pernicieux, puisqu’il se fonde sur des supposées préférences de consommation selon l’origine ou la religion. Il est donc de nature à renforcer les communautarismes. Enfin, il existe un autre usage, plus scientifique, celui de l’étude des populations, destinée à élaborer des politiques sociales tendant à pallier les inégalités. C’est la principale raison invoquée. Ainsi, aux États-Unis, le fichage par origine a permis de mettre en place la fameuse politique de discriminations positives à l’entrée des universités par exemple, de façon à tenter de rétablir l’égalité sociale entre ethnies. Mais le succès de cette politique est mitigé. Quoi qu’il en soit, c’est interdit en France, et Science Po Paris a dû procéder différemment, en allouant un quota de places sans concours, selon les lycées d’origine, indépendamment de l’origine ethnique des élèves.
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