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Le marché intérieur, un éternel chantier

Ursula Von der Leyen et Mario Draghi. Crédits : Nicolas Tucat / AFP
Création : 7 octobre 2025

Auteur : Thomas Harbor, avocat au barreau de Bruxelles, spécialisé en droit européen de la concurrence et cofondateur de notre newsletter partenaire What’s up EU.

Relectrice : Nelly Pailleux, directrice des opérations

Cet article a été initialement publié le 6 octobre 2025 dans la newsletter de notre partenaire What’s up EU.

Trente ans après sa création et malgré l’appel au sursaut lancé par Mario Draghi il y a un an, l’Europe peine à achever le marché unique.

Mi-septembre, Mario Draghi a dénoncé la complaisance des Européens : « Trop souvent, on trouve des excuses pour justifier cette lenteur. On affirme que c’est simplement ainsi que l’Union européenne fonctionne. Parfois, l’inertie est même présentée comme un respect de l’état de droit. C’est de la complaisance. » (Traduction What’s up EU)

Les barrières non-tarifaires en Europe

En dépit de la baisse des tarifs douaniers externes, le marché unique reste fragmenté en son sein par des barrières non-tarifaires, comme les quotas, autorisations, divergences de normes, règles d’étiquetage spécifiques à chaque pays. Les rapports remis par Mario Draghi et Enrico Letta et les récentes initiatives politiques ont participé de la prise de conscience de la nécessité d’un sursaut réformateur.

Selon le Fonds Monétaire International (FMI), ces obstacles représentent une taxe cachée de 44 % pour les biens et jusqu’à 110 % pour les services. C’est trois fois plus que l’équivalent entre les États américains.

Le European Round Table for Industry (ERT) a détaillé sur 268 pages une centaine d’obstacles concrets, allant de la non-harmonisation des fréquences télécoms à la diversité des normes fiscales et de construction. Quelques exemples tirés du rapport :

Les exigences nationales divergentes en matière d’étiquetage environnemental obligent les fabricants à adapter leurs emballages à chaque pays. Cela entraîne une complexité accrue, des coûts supplémentaires et parfois des contradictions sur les informations à afficher.

L’absence de critères harmonisés pour la classification des déchets empêche leur libre circulation, entrave le développement d’une économie circulaire à l’échelle européenne, et encourage même parfois l’exportation hors de l’UE.

L’interprétation de la directive sur le détachement des travailleurs diffère selon les pays, rendant complexe le détachement de travailleurs d’un État membre à un autre. À cela s’ajoutent des questions relatives à la reconnaissance des diplômes au sein de l’UE.

La productivité européenne décroche face aux États-Unis

Les barrières non-tarifaires créent des frictions et limitent la concurrence et la diffusion de l’innovation, affectant directement la productivité et la compétitivité européennes. L’impact macroéconomique est tangible.

Le PIB par habitant des États-Unis est aujourd’hui 30 % plus élevé que celui de l’Union européenne (UE), un écart qui n’a cessé de se creuser depuis vingt-cinq ans.

Plus de 70 % de cet écart s’explique par une productivité moindre, liée en partie à l’inachèvement du marché unique, notamment dans les services et certaines activités stratégiques.

Autrement dit, la réduction des barrières non-tarifaires au sein du marché unique est un levier de croissance considérable. Une étude du Parlement européen évalue à près de 713 milliards d’euros par an les gains potentiels d’une suppression effective des obstacles au marché unique. Le FMI estime que ramener les barrières non-tarifaires au sein de l’UE au standard américain ferait bondir la productivité de presque 7 %.

Les raisons du retard

La persistance des barrières non-douanières s’explique par deux principaux facteurs institutionnels.

Premièrement, la Commission s’est éloignée de sa mission fondamentale de gardienne du marché intérieur. Entre 2019 et 2023, le nombre de procédures d’infractions à l’égard des Etats membres a chuté de 60 %. Cette peur de la confrontation directe sur le marché intérieur pourrait s’expliquer par l’extension des champs de compétence externes de la Commission, laquelle a mobilisé un important capital politique.

Deuxièmement, les gouvernements restent réticents à harmoniser certaines règles sensibles — fiscalité, droit social, reconnaissance des qualifications, entre autres. La tendance à la surtransposition (ou gold plating) de textes européens — parfois même des règlements — par les gouvernements européens ajoute à la profusion de règles et de régulateurs.

Rapport Draghi : des avancées inégales

Le rapport Draghi formule 383 recommandations pour regagner en compétitivité. Seulement 11 % ont à ce jour été adoptées, selon un rapport du European Policy Innovation Council, qui souligne des progrès en matière de transport et de matériaux critiques, mais aussi d’importants retards pour l’énergie et le digital.

Ursula von der Leyen a reconnu : « Notre marché unique est loin d’être achevé (…). Il ne devrait pas être plus facile de tenter sa chance de l’autre côté de l’Atlantique que de traverser les frontières européennes. »

Et maintenant ?

La décennie qui s’ouvre laisse peu de marge au statu quo. Le risque : voir s’installer durablement une Europe fragmentée, moins apte à protéger ses intérêts économiques et sociaux.

La réforme du marché unique repose sur trois axes majeurs : (i) harmoniser les règles pour limiter les frictions commerciales au sein de l’UE, (ii) simplifier la réglementation en réduisant la charge administrative qui pèse sur les entreprises, et (iii) investir massivement en débloquant l’union des marchés de capitaux et en misant sur les infrastructures transfrontalières, notamment en matière de transport, d’énergie et de numérique.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent en aucun cas la position officielle des institutions ou organisations auxquelles il est affilié.

La rédaction n’a pas pris part à l’écriture de cet article, rédigé dans le cadre de notre partenariat avec What’s up EU.