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Construction de la tranchée du Camp Century en 1960 (U.S. Army Corps of Engineers, Cold Regions Research and Engineering Laboratory / Public domain)

Il n’existe aucune preuve de sites militaires cachés en Antarctique

Création : 3 juin 2025

Auteur : Jean-Baptiste Breen, étudiant en master de journalisme à Sciences Po Paris

Relecteur : Etienne Merle, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Fanny Velay, étudiante en journalisme à l’École W

Source : Compte X, le 19 mai 2025

Sur les réseaux sociaux, des internautes affirment que les stations de recherche scientifique situées en Antarctique cacheraient des bases militaires. Cette thèse s’appuie sur une opération méconnue de la guerre froide, le projet « Iceworm », mené par les États-Unis. Mais le parallèle entre cette opération et une supposée militarisation de l’Antarctique ne repose sur aucune preuve.

Mystères polaires. Véhiculée par le compte X de Silvano Trotta, internaute qui promeut régulièrement des informations erronées, l’idée que l’Antarctique abriterait des bases militaires secrètes a fait son chemin jusqu’à Facebook.

Cette allégation s’appuie sur un fait historique bien réel : un projet militaire américain au Groenland classé secret dans les années 1960. Baptisé « Iceworm », ce programme prévoyait l’installation, sous la calotte glaciaire, d’un réseau de chemin de fer reliant des sites de lancement de missiles nucléaires.

Un épisode bien documenté (ici, ici ou encore ici) que certains internautes détournent pour suggérer que des installations similaires existeraient aujourd’hui en Antarctique sous couvert de recherche scientifique.

Impossible de réfuter avec une absolue certitude la présence de bases militaires cachées en Antarctique. C’est là tout l’intérêt d’un site secret. Mais l’examen des faits rend la théorie des internautes hautement improbable. Ni l’histoire du projet Iceworm, ni le statut juridique du continent antarctique, ni les spécialistes, ni les données disponibles à ce jour ne permettent d’accréditer l’existence de bases militaires dissimulées au pôle Sud.

Histoire vraie, conclusion hasardeuse

Le seul élément vérifiable des publications est l’histoire qu’elles mettent en scène : le projet Iceworm. « Un plan secret du Pentagone appelé Projet Iceworm, conçu à la fin des années 1950 comme un réseau dissimulé de sites de lancement de missiles nucléaires sous la glace du Groenland », écrivent certains internautes. Rien de ceci n’est faux.

Pendant la guerre Froide, des tunnels, percés à même la calotte glaciaire, devaient abriter des centaines d’ogives, destinées à être tirées vers l’URSS. En amont, un centre de recherche scientifique, baptisé Camp Century, permettait aux états-uniens de dissimuler leurs véritables intentions militaires. Abandonné en 1967, le projet n’est révélée au grand public qu’en 1997 par la publication d’un rapport danois.

Jusque-là, les publications visent juste. Mais la fin de leur argumentaire repose sur un glissement beaucoup plus contestable. « Bien que présentée comme une station de recherche, sa véritable vocation militaire est restée secrète jusqu’en 1996. Comme tous les sites en Antarctique ! », écrit ainsi un internaute.

À en croire ces affirmations, la militarisation de l’Arctique sous couvert d’activités scientifiques pendant la guerre froide suffirait à insinuer que le schéma est aujourd’hui reproduit en Antarctique. Or, rien ne permet d’accréditer cette thèse.

L’Antarctique pacifique

Tout d’abord, l’Antarctique fait l’objet d’un encadrement juridique strict depuis la signature du Traité sur l’Antarctique en 1959. Ratifié aujourd’hui par 58 États, ce texte fondateur interdit toute activité militaire sur le continent. Son article premier stipule que « seules les activités pacifiques sont autorisées dans l’Antarctique ». Parmi les actions prohibées figurent « l’établissement de bases », la « construction de fortifications », ou encore les « essais d’armes ».

Article 1 du Traité sur l’Antarctique

 

Une exigence de paix qui n’exclut pour autant pas toute présence militaire. Anne Choquet, juriste spécialiste en droit des espaces polaires, précise que le deuxième paragraphe de l’article premier du Traité envisage l’emploi de personnel ou de matériel militaire, mais uniquement « dans le cadre d’activités pacifiques, comme la recherche scientifique ».

Deuxième paragraphe de l’Article 1 du Traité sur l’Antarctique

 

L’exemple français illustre cette subtilité. L’Institut polaire Paul-Émile Victor fait régulièrement appel à l’Astrolabe, un brise-glace de la Marine nationale. Ce navire militaire assure « la logistique et le transport des scientifiques lors des cinq rotations estivales vers la station Dumont d’Urville [une base scientifique française située en Antarctique, ndlr], entre novembre et mars », précise Nathalie Metzler, directrice adjointe de l’Institut. La seule présence militaire autorisée est donc d’ordre logistique.

Les spécialistes interrogées s’accordent pour dire qu’aucune preuve matérielle ne permet d’invalider catégoriquement la thèse des internautes. Mais elles insistent sur le caractère hautement improbable de bases militaires cachées sur le continent. 

Anne Choquet rappelle qu’aucune nation « ne s’est retrouvée devant un juge après avoir été accusée par un autre État d’avoir contrevenu au Traité » pour des raisons militaires. Des affirmations corroborées par Nathalie Metzler qui avance l’important processus d’inspection auquel sont soumis les États présents en Antarctique.

L’article VII du Traité précise que chaque État signataire peut diligenter une enquête pour inspecter les installations d’un autre. Il est notamment stipulé que les « observateurs désignés […] auront complète liberté d’accès à tout moment à l’une ou à toutes les régions de l’Antarctique » mais aussi, et surtout, à « toutes les stations et installations » du continent. 

Des dispositions rigoureuses qui paraissent difficiles à contourner. Bien compliqué, dès lors, d’affirmer sans doute possible, comme le font les publications, que les stations de recherche en Antarctique cachent des activités militaires.

Une frontière poreuse entre les pôles scientifiques et militaires

Un peu de nuance tout de même. Si Laurent Mayet, l’ex-conseiller de Michel Rocard, l’ancien ambassadeur des pôles, rejette l’idée « qu’on déguise entièrement un dispositif militaire par de l’expédition scientifique », il soulève tout de même la frontière, parfois poreuse, entre renseignement militaire et recherche scientifique.

La Chine a notamment beaucoup investi dans sa surveillance satellite de l’Antarctique, comme l’avaient souligné nos confrères de Reporterre en 2022. Laurent Mayet évoque un « dispositif dual », des missions de recherche dont les résultats peuvent avoir un intérêt stratégique, voire militaire. Toujours est-il qu’un gouffre sépare des soupçons d’activités de renseignement et l’assurance que des bases militaires secrètes se cachent derrière les activités scientifiques en Antarctique.