Non, Vladimir Poutine n’a pas interprété le tube « Sigma Boy » au piano
Dernière modification : 21 février 2025
Autrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Relecteur : Etienne Merle, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Fanny Velay, journaliste stagiaire
Source : Compte Facebook, le 8 février 2025
Une vidéo montrant Vladimir Poutine jouant Sigma Boy au piano et présentée comme une provocation envers l’Europe est devenue virale. Elle est néanmoins fausse : la bande-son a été falsifiée. Derrière cette manipulation se cache une controverse sur l’influence culturelle russe et la symbolique du « sigma », associée à des idéaux masculinistes.
Ce ne sont que quelques notes sur un piano, mais qui ont été partagées en masse sur les réseaux sociaux ces derniers jours. Sur une vidéo virale, on voit Vladimir Poutine jouer une mélodie sur un piano. La partition qu’il semble interpréter est un air contemporain : Sigma Boy. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour Les Surligneurs, cela veut dire beaucoup.
Sur les réseaux sociaux, l’idée même que le président russe joue cette musique serait une provocation contre les Européens. « Poutine troll les élites européennes en musique. Le Président russe s’installe au piano et joue ‘Sigma Boy’, l’hymne viral qui rend fous les technocrates occidentaux. Quelques notes, un sourire en coin, un ricanement. Message reçu ? L’Occident s’agite, mais Moscou joue sa propre partition. »
Il faut dire que cette musique aborde le concept sexiste du « mâle sigma », cet homme mystérieux avec qui « toutes les filles veulent danser », dans ses paroles.
Ces derniers mois, cette chanson a fait l’objet de différends politiques entre la Russie et l’Europe. Mais cette vidéo de Vladimir Poutine qui joue au piano l’air de Sigma Boy est, en revanche, montée de toutes pièces. Les Surligneurs font le point.
Réactions européennes et russes
Sigma Boy est une chanson interprétée par deux très jeunes chanteuses russes, Sveta Tchertichtcheva et Macha Iankovskaïa (11 et 12 ans) sortie en octobre 2024 par la maison de disques Rhymes Music. Véritable phénomène sur les réseaux sociaux et notamment TikTok, la chanson a gagné un jeune public européen. En témoigne une vidéo du youtubeur français, Squeezie, qui s’est mis en scène dans une vidéo TikTok le 17 janvier dernier sur cette musique.
Alors que ce tube a fait un carton en Allemagne – un jeune influenceur a même pris l’habitude de danser sur Sigma Boy dans le métro ou dans des lieux publics – une eurodéputée allemande est montée au créneau pour dénoncer la valorisation d’un idéal « patriarcal » et « pro-russe » véhiculé par cette chanson.
Le 17 décembre 2024, Nela Riehl, eurodéputée écologiste, s’est exprimée pendant un débat sur la « désinformation et falsification de l’histoire par la Russie pour justifier sa guerre d’agression contre l’Ukraine« .
« Connaissez-vous Sigma Boy ? », demande Nela Riehl, membre du groupe européen Volt. « Si vous êtes une petite fille de onze ans en Allemagne ou en Ukraine, vous la connaissez probablement. Sigma boy est un concept russe viral utilisé sur les réseaux sociaux et qui communique des idées patriarcales et masculinistes. […] Ce n’est qu’un exemple d’infiltration russe à travers les réseaux sociaux. »
Le centre contre la désinformation ukrainien estime, lui, que cette vidéo fait partie d’une « guerre de l’information ». « La Russie utilise depuis longtemps la musique comme un outil de ‘soft power’, consolidant à travers elle leurs récits et leur influence culturelle », écrit le centre gouvernemental sur les réseaux sociaux.
Une résolution sur ce sujet a été votée au Parlement européen, le 23 janvier 2025, lors d’une séance plénière, mais elle est non contraignante et ne mentionne pas spécifiquement Sigma Boy.
Aucune interdiction n’a été demandée
La porte-parole du ministère de la Justice russe a, quant à elle, dénoncé des propos « russophobes » et la Russie a souhaité contre-attaquer en expliquant que l’eurodéputée avait voulu interdire la chanson Sigma Boy. On retrouve cette idée sur plusieurs sites de propagande russe. Pourtant, nous n’avons pu retrouver aucune trace d’une demande d’interdiction, et l’eurodéputée Nela Riehl, elle-même, a nié avoir jamais fait ce genre de demande.
« Riehl n’a jamais demandé l’interdiction de cette chanson en particulier. Elle l’a mentionnée dans un discours sur les récits russes dans la culture pop et elle a été citée massivement hors contexte, principalement par des médias russes et pro-russes », a indiqué aux Surligneurs l’attaché presse de la délégation Volt au Parlement.
De nombreux médias occidentaux ont repris cette idée que Nela Riehl aurait demandé une interdiction. « Une campagne est menée en ce moment-même contre Mme Riehl sur les réseaux sociaux et dans les médias russes, revenant toujours sur la prétendue interdiction de cette chanson et insinuant la censure et la russophobie, développe le porte-parole de l’eurodéputée. Mme Riehl a également été attaquée personnellement, parfois de manière raciste ou discriminatoire ».
Mikhail Chertishchev, producteur et compositeur de la chanson – également le père d’une des jeunes interprètes – a assuré dans une interview pour le site d’information russe Newsru qu’il n’y aucun « contexte politique » derrière cette musique.
Son ajouté sur la vidéo
C’est dans ce contexte que la vidéo d’un Vladimir Poutine jouant Sigma Boy au piano a fait surface. Pourtant, c’est un montage grossièrement réalisé.
Dans la vidéo virale de ce début d’année 2025, la musique ne correspond pas du tout aux images. L’entourloupe est facilement décelable au niveau des doigts du président dont les mouvements sont désynchronisés de l’air qu’il joue. La fin de la musique est abrupte et ne correspond pas non plus au moment exact où Vladimir Poutine lâche l’instrument de musique.
La bande sonore semble provenir, en réalité, d’un tutoriel pour apprendre à jouer Sigma Boy au piano, publiée le 12 octobre 2024 sur YouTube.
Le son n’est pas le bon, mais la vidéo originale existe bel et bien. Elle date du 14 mai 2017, lorsque le président de la Russie était en voyage officiel à Pékin. Il avait alors tenté de jouer l’hymne de Moscou et celui de sa ville natale, Saint-Pétersbourg, comme l’indique Associated Press qui avait couvert le déplacement et filmé cet instant mémorable.
Si le président russe n’a pas, lui-même, joué cet air, la chanson et les représentations qu’elle peut véhiculer continuent à faire un carton sur TikTok avec des millions de reprises.
« Mâle sigma » : un concept de la manosphère
Le concept même de « mâle sigma » est empreint de misogynie, comme l’expliquent Samuel Tanner et François Gillardin, chercheurs en criminologie à l’université de Montréal, auteurs d’un article de recherche Toxic Communication on TikTok : Sigma Masculinities and Gendered Disinformation, publié le 22 janvier 2025 sur Social Media + Society.
« Le sigma met en scène une masculinité hégémonique – à savoir la domination et le contrôle – qui se nourrit de la nature mystérieuse et silencieuse de certains hommes », définit Samuel Tanner.
Cette tendance, virale notamment sur TikTok, utilise des imaginaires très populaires. « La communication sigma est chargée de références culturelles pop, avec l’utilisation de figures charismatiques comme le personnage de Patrick Bateman dans American Psycho, ou encore Thomas Shelby dans Peaky Blinders », développe François Gillardin. « Sous couvert d’humour, il y a une justification de la domination masculine sur les femmes, avec des scènes d’humiliation par exemple et qui peut aller jusqu’à la haine. »
Mise à jour le 21/02/2025 : Ajout de la précision de l’attaché presse de la délégation Volt sur l’absence de demande d’interdiction de la chanson « Sigma Boy » par Nela Riehl.
