Non, le mécanisme de réaction aux crises du DSA ne permet pas de censurer complètement les réseaux sociaux
Dernière modification : 7 février 2025
Auteur : Hugo Guguen, juriste
Relecteurs : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, université Paris-Saclay,
Vincent Couronne, docteur en droit européen, enseignant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye
Clara Robert-Motta, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Nicolas Turcev, journaliste
Source : Compte Facebook, le 29 janvier 2025
Si le Règlement européen sur les services numériques encadrant les plateformes en ligne dispose bien d’un mécanisme de réaction en cas de crise, celui-ci ne permet pas de censurer les réseaux sociaux. Et encore moins d’annuler des élections, contrairement aux affirmations d’internautes.
La stratégie de « bouclier démocratique européen » contre les ingérences étrangères, imaginée par la Commission européenne, serait-elle en réalité le glaive chargé d’assassiner la liberté d’expression sur le web ? De nombreux internautes semblent en être persuadés.
On peut lire sur la toile que l’exécutif des 27, par le biais du mécanisme de crise du Digital Services Act (DSA), serait sur le point de censurer tous les réseaux sociaux en Europe. D’après plusieurs publications, la Commission pourrait même annuler toute élection qui n’irait pas dans son sens. Elle l’aurait fait en Roumanie et compterait répéter l’opération lors des élections fédérales allemandes, prévues le 23 février, en raison du soutien d’Elon Musk à l’AfD, parti d’extrême droite.
« Le gouvernement allemand s’apprête à demander à la Commission européenne de déclencher “le mécanisme de crise inscrit dans le règlement européen DSA”, c’est-à-dire une censure quasi complète des réseaux sociaux pendant la campagne législative ! […] C’est la dernière étape avant le déclenchement du “Bouclier démocratique européen” qui permett[r]ait d’annuler l’élection en cours de route, comme en Roumanie ! », peut-on par exemple lire sur Facebook.
Pourtant, l’Union européenne ne peut (toujours) pas annuler des élections nationales ni censurer la totalité des réseaux sociaux pendant les élections fédérales allemandes de 2025. Explications.
Le mécanisme de crise pas applicable aux circonstances
Il est vrai que le règlement européen sur les services numériques prévoit un mécanisme de crise, mais ce dernier n’est pas applicable aux élections allemandes. L’article 36 du DSA dispose en effet qu’une crise est caractérisée lorsqu’elle entraîne une « menace grave pour la sécurité publique ou la santé publique dans l’Union ou dans des parties importantes de celle-ci. » Une définition très restreinte confirmée par l’article 48 du DSA : « Ces situations sont strictement limitées aux circonstances extraordinaires affectant la sécurité publique ou la santé publique. »
La participation active et le soutien financier d’Elon Musk à un parti allemand ne constitueraient pas une crise au sens du DSA. Si cela pourrait constituer une menace pour le processus électoral, cette intervention ne pose pas un danger pour la sécurité des personnes, du moins tel que défini par le règlement.
Même en cas de crise, la Commission ne peut censurer les réseaux sociaux
Quand bien même le soutien apporté par le propriétaire de X (ex-Twitter) à l’AfD serait considéré comme une crise au sens du DSA, le mécanisme prévu dans ce texte n’autoriserait pas la Commission européenne à suspendre la plateforme du milliardaire, comme l’affirment certains internautes.
Les articles 36 et 48 du DSA ne permettent à la Commission européenne que de demander aux très grandes plateformes en ligne d’analyser les risques liés à leurs services et de mettre en place des mesures temporaires pour les atténuer. Ces dernières doivent par ailleurs être limitées dans le temps et accompagnées de garanties pour les droits fondamentaux, comme le précise la Commission européenne.
Le maximum que l’exécutif bruxellois puisse imposer aux réseaux sociaux est d’améliorer leur modération, leur algorithme de recommandation, ou encore leur système de publicité. Mais ces mesures ne peuvent pas aboutir à une censure quasi complète des plateformes.
Un juge peut intervenir en dernier ressort
En l’occurrence, demander aux réseaux sociaux de modifier leur algorithme pour éviter que les publications ne favorisent qu’un seul candidat n’est pas de la censure. L’objectif est plutôt de rétablir une égalité de traitement entre les politiques. Cette conception de l’égalité repose sur l’intervention de la puissance publique, garante des équilibres, caractéristique de la plupart des États européens. Une philosophie qui ne semble pas partagée par la nouvelle administration américaine et les géants de la tech.
En réalité, aucune suspension temporaire des services d’une plateforme numérique dans l’Union européenne n’est prévue dans les articles du DSA. En revanche, en « dernier ressort », c’est-à-dire lorsque qu’un équilibre informationnel ne peut être rétabli autrement, le juge de l’État membre où est installé le siège social de la plateforme peut aller jusqu’à prononcer une suspension. En cas de violations graves et répétées, et alors même que des amendes et astreintes ont déjà été prononcées à l’encontre d’une plateforme, le juge national peut imposer cette sanction, précise la Commission européenne.
Cette suspension temporaire ne serait d’ailleurs pas une solution envisageable dans le cadre des élections fédérales allemandes, en raison des délais d’enquête de la Commission européenne et du temps qu’il faudrait pour saisir la justice. Ce qui pourrait prendre des mois, voire des années.
Annuler des élections, une prérogative réservée aux autorités nationales
Quant à l’idée que le DSA puisse permettre l’annulation d’élections, il s’agit d’une intox qui revient fréquemment sur les réseaux sociaux. Le texte n’a pas vocation à s’immiscer dans la vie électorale des États membres, d’autant plus que l’Union européenne ne dispose absolument pas de ce pouvoir.
Le règlement européen se limite strictement à encadrer les plateformes numériques et à protéger les citoyens des États membres de potentiels abus liés à ces plateformes, comme l’expliquaient déjà Les Surligneurs.
Seules les autorités constitutionnelles d’un État membre peuvent annuler des élections. Par exemple, en Roumanie, contrairement à ce qu’affirmaient certains internautes, ce n’est pas la Commission européenne, mais bien la Cour constitutionnelle roumaine qui a décidé d’annuler les élections. Et ce, à la suite d’enquêtes menées par les services de renseignement roumains et en application du droit roumain, non du DSA.
Bien loin d’être un processus permettant d’annuler les élections d’un État membre, le « bouclier démocratique européen » mentionné sur les réseaux sociaux désigne un projet de riposte de l’UE contre les ingérences étrangères. Esquissé par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en juillet dernier, ce programme a récemment pris forme au Parlement des 27 avec l’inauguration, le 3 février, d’une commission spéciale. Dotée d’un mandat d’un an, elle vise à modifier plusieurs actes législatifs et en adopter de nouveaux pour protéger la démocratie européenne contre de « potentielles attaques malveillantes » extérieures. Elle n’a rien à voir avec le DSA et n’a pas de pouvoir de décision sur les élections nationales.