La CJUE impose-t-elle vraiment une reconnaissance automatique des mariages entre personnes de même sexe dans toute l’UE ?
Autrice : Sarah Auclair, doctorante en droit public à l’Université Paris-Est Créteil
Relecteurs : Vincent Couronne, docteur en droit européen, enseignant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye
Etienne Merle, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Etienne Merle, journaliste
Cet article a été écrit dans le cadre du projet PROMPT, cofinancé par l’Union européenne dans le cadre de la convention de subvention ID LC-0262930.
Source : Compte Facebook, le 26 novembre 2025
Depuis la publication d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, une idée fausse circule : la justice aurait imposé la reconnaissance des mariages entre personnes de même sexe dans toute l’Union. En réalité, la décision vaut pour une situation précise et ne crée pas d’automaticité.
Depuis le 25 novembre, un récit s’est imposé dans les médias : la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) aurait obligé les vingt-sept États membres à reconnaître automatiquement les mariages entre personnes de même sexe réalisés dans un autre pays de l’UE, à travers l’arrêt Wojewoda Mazowiecki.
Sur les réseaux sociaux, la rumeur s’est emballée : certains dénoncent une prétendue intrusion du juge de l’Union dans les compétences nationales. « La justice européenne impose désormais à tous les pays de l’UE (y compris ceux qui l’interdisent, comme la Pologne ou la Roumanie) de reconnaître les mariages gays célébrés à l’étranger », semble s’alarmer un internaute.
Les données recueillies grâce au dashboard développé dans le cadre du projet Prompt montrent que ces réactions s’inscrivent dans deux narratifs bien installés dans le débat français autour de la CJUE : d’une part, celui selon lequel « l’Occident utiliserait les droits et l’inclusion des personnes LGBT comme un instrument de colonialisme culturel, cherchant à imposer ses valeurs corrompues au reste du monde », d’autre part, celui affirmant que « la structure familiale naturelle doit être protégée ».
Ces lectures, largement relayées dans l’espace public, reposent toutefois sur une interprétation erronée de la décision. L’arrêt ne consacre pas une reconnaissance automatique des mariages entre personnes de même sexe dans l’ensemble de l’Union.
Un arrêt qui ne change pas les compétences de l’Union
L’affaire part d’un cas très concret. Deux citoyens polonais se marient en Allemagne, où le mariage entre personnes de même sexe est autorisé. De retour en Pologne, ils demandent la transcription de leur acte dans le registre d’état civil. Refus immédiat : la loi polonaise réserve le mariage à l’union d’un homme et d’une femme.
Saisie par la juridiction polonaise, la CJUE commence par rappeler que la définition du mariage relève des États membres. L’Union n’a pas compétence pour imposer le mariage pour toutes et tous. Mais la Cour change aussitôt de terrain et se place sur celui de la citoyenneté de l’Union (articles 20 et 21 TFUE) et de la liberté de circulation.
L’arrêt Wojewoda Mazowiecki ne modifie donc pas les compétences de l’Union, il « n’européanise » pas le droit de la famille. Il élargit le champ d’application du droit de l’Union aux situations familiales que les citoyens construisent en exerçant leur liberté de circuler. Et c’est très différent.
Liberté de circulation, pas de « politique familiale européenne »
Pour la Cour, lorsque deux citoyennes ou citoyens de l’Union exercent leur liberté de circuler et de séjourner, se marient dans un autre État membre et y construisent une vie familiale, l’État d’origine ne peut pas, à leur retour, les traiter comme des célibataires sans toucher au droit de l’Union.
La Cour écrit ainsi que la citoyenneté de l’Union confère « un droit fondamental et individuel de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres » et que « les droits reconnus aux ressortissants des États membres […] incluent celui de mener une vie familiale normale tant dans l’État membre d’accueil que dans l’État membre dont ils possèdent la nationalité, lors du retour dans cet État membre ».
Autrement dit, ce n’est donc pas l’orientation sexuelle qui déclenche l’application du droit de l’Union, c’est la mobilité intra-européenne ; c’est le fait d’avoir utilisé cette liberté de circuler, de séjourner pour se marier et vivre en Allemagne.
Une fois cette mobilité exercée, la Pologne ne peut plus les traiter comme célibataires sans méconnaître les droits que les traités attachent à leur statut de citoyennes et de citoyens de l’Union.
Une obligation de reconnaissance… mais seulement dans des cas bien précis
Ainsi, contrairement à ce que suggèrent certains titres de presse, la CJUE n’impose pas aux États membres une reconnaissance générale et automatique de tous les mariages entre personnes de même sexe célébrés à l’étranger. Loin s’en faut.
D’abord, l’obligation de reconnaissance ne joue que dans une situation précise : lorsque deux citoyens de l’Union ont exercé leur liberté de circulation, se sont mariés et ont fondé une vie familiale dans un autre État membre, puis souhaitent revenir dans leur pays d’origine.
À l’inverse, un État n’est pas tenu de reconnaître un mariage de même sexe célébré à l’étranger si les époux n’ont jamais vécu dans un autre pays de l’UE. Par exemple, deux Polonais se mariant au Canada et résidant toujours en Pologne ne pourraient pas invoquer l’arrêt pour exiger une reconnaissance : sans mobilité intra-européenne, le droit de l’Union ne s’applique tout simplement pas. Autrement dit, la Cour protège la libre circulation, pas un modèle familial.
Contrairement à ce que certains pourraient imaginer, l’arrêt ne permet pas à un couple de partir quelques jours dans un pays de l’UE pour y contracter un mariage — même dans un pays où la procédure est particulièrement simple — puis de revenir immédiatement dans leur État d’origine pour exiger une reconnaissance.
La CJUE précise en effet que la protection du droit de l’Union ne se déclenche que si le couple a véritablement exercé sa liberté de circuler et de séjourner dans un autre État membre et y a construit ou consolidé une vie familiale.
Autrement dit, un mariage dans un pays de l’Union, sans séjour réel ni vie familiale, ne suffit pas pour invoquer les droits attachés à la citoyenneté de l’Union.
Une obligation forte pour les États membres
Il faut toutefois préciser que, si l’obligation de reconnaissance n’est pas générale, elle est en revanche très forte lorsque les conditions sont réunies. Lorsque deux citoyens de l’Union ont effectivement exercé leur liberté de circulation et fondé une vie familiale dans un autre État membre, l’État d’origine ne peut pas se contenter d’une reconnaissance minimale ou purement symbolique : il doit garantir un statut familial réel, stable et opposable aux tiers.
Dans la pratique, cela peut impliquer la transcription de l’acte de mariage dans l’état civil, ou tout mécanisme équivalent produisant les mêmes effets juridiques. Autrement dit, l’obligation n’est pas automatique pour tous les couples, mais, dans les cas où elle s’applique, elle s’impose avec une intensité contraignante afin d’éviter que le retour dans l’État d’origine ne prive les citoyens de l’Union des droits attachés à leur vie familiale.
Ce raisonnement s’inscrit dans la droite ligne de l’arrêt Coman, dans lequel la CJUE avait déjà exigé la reconnaissance, strictement « aux seules fins de l’octroi d’un droit de séjour », d’un mariage de même sexe contracté dans un autre État membre.
Là encore, il ne s’agissait pas de réécrire le droit roumain du mariage, mais d’empêcher la Roumanie d’en faire un instrument pour neutraliser les droits attachés au statut de citoyen de l’Union. L’arrêt Wojewoda Mazowiecki prolonge ce mouvement jurisprudentiel : protéger la libre circulation sans harmoniser le droit de la famille.
