La Constitution française interdit-elle l’établissement d’un régime autoritaire ?
Dernière modification : 25 novembre 2024
Auteur : Bertrand-Léo Combrade, professeur de droit public, université de Poitiers
Relecteurs : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, université Paris-Saclay
Sacha Sydoryk, maître de conférences en droit public, université de Picardie Jules Verne
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste
Sans l’interdire expressément, la Constitution contient deux articles prohibant l’adoption de révisions de la Constitution d’inspiration autoritaire. Ces dispositions sont-elles juridiquement intangibles ? Tout est affaire d’interprétation.
Il y a quelques années, la question aurait semblé absurde. La démocratie libérale étant à l’époque présentée comme la “forme finale de tout gouvernement humain” en l’absence d’alternatives enviables, se demander si la Constitution française interdisait de s’en affranchir n’avait pas de sens puisque personne ne semblait le souhaiter.
Les choses sont moins claires à présent. Un sondage récent révèle que l’attachement à la démocratie libérale est loin de faire l’unanimité dans la population, tandis qu’à l’étranger certaines démocraties libérales sont menacées ou en cours de démantèlement (ainsi qu’en témoignent, par exemple, les expériences italiennes ou hongroises). Aussi la question mérite-t-elle d’être posée : la Constitution française interdit-elle l’établissement d’un régime autoritaire ?
Les termes du débat
Répondre à cette interrogation implique au préalable de s’entendre sur la signification des termes, car, comme l’écrivait Albert Camus, “mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde”.
Le régime français, à l’instar de nombre de régimes politiques européens (Allemagne, Royaume-Uni, Espagne…), relève de la catégorie des démocraties libérales.
Une démocratie libérale peut être définie comme un régime dans lequel les choix politiques, exprimés directement par le peuple ou par le biais de représentants désignés dans le cadre d’élections libres, régulières et plurielles, sont tempérés par le respect des droits et libertés fondamentaux dont la protection est confiée à des juridictions bénéficiant de garanties d’indépendance.
Un régime autoritaire, quant à lui, est un système de gouvernement dans lequel le pouvoir politique est concentré entre les mains d’une oligarchie (ce qui n’empêche pas l’organisation d’élections factices) dont l’action n’est pas tempérée par le respect des droits et libertés fondamentaux (même s’ils sont parfois formellement proclamés dans un texte appelé “Constitution”). Si l’on s’en tient à cette définition, la Corée du Nord et l’Arabie Saoudite relèvent incontestablement de la catégorie des régimes autoritaires.
La Constitution française interdit l’établissement d’un régime autoritaire…
Ces définitions étant rappelées, il convient de signaler que cet éclairage n’entend pas évaluer la capacité de la Constitution française à empêcher, concrètement, l’établissement d’un régime autoritaire (un texte ne peut rien contre un putsch militaire, par exemple). Il entend seulement apprécier si ce texte interdit formellement, autrement dit d’un strict point de vue juridique, l’installation d’un tel régime.
En laissant de côté l’article 16 de la Constitution, qui permet une potentielle dictature présidentielle, mais dans des conditions si strictes qu’elle ne peut présenter qu’un caractère exceptionnel, deux dispositions constitutionnelles méritent l’attention.
La première, l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, proclame que “toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution”.
La seconde, l’alinéa 5 de l’article 89 de la Constitution, dispose que “la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision [de la Constitution, ndlr]”.
Est-il possible d’interpréter ces deux articles comme interdisant l’établissement d’un régime autoritaire ? La réponse est positive. En considérant qu’une société dépourvue de séparation des pouvoirs et de garantie des droits “n’a point de Constitution”, l’article 16 de la Déclaration de 1789 refuse toute valeur à une révision de la Constitution qui entendrait remettre en cause la dimension libérale du régime politique de la France.
Quant à l’alinéa 5 de l’article 89 de la Constitution, en excluant toute révision de la Constitution portant atteinte à la forme républicaine du Gouvernement, il interdit de remettre en cause, notamment, le caractère démocratique du régime dans la mesure où la République française est précisément qualifiée de « démocratique« à l’article 1er de ce même texte.
… Mais cette interdiction n’est pas nécessairement intangible
Si l’on admet l’existence de cette interdiction, est-elle pour autant juridiquement incontournable ? À ce stade de la réflexion, deux interprétations, à vrai dire totalement contradictoires, existent chez les juristes.
La première soutient qu’il est toujours possible d’abroger l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et l’alinéa 5 de l’article 89 de la Constitution, avant d’introduire, dans un second temps, des dispositions remettant en cause la dimension libérale et le caractère démocratique du régime.
La seconde défend au contraire l’intangibilité de ces deux articles, considérant que cette modification en deux temps de la Constitution est une manœuvre constitutive d’un détournement de procédure.
En tout état de cause, ces deux lectures possibles ont le mérite d’éclairer la portée de certaines prises de parole récentes. Lorsque le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau estime que l’État de droit (que l’on peut définir comme une organisation politique respectant la garantie des droits) n’est ni « intangible ni sacré », il considère implicitement que la négation des droits et libertés fondamentaux est juridiquement possible.
À l’inverse, en invitant à ne pas confondre « l’état du droit » (qui serait toujours modifiable) avec « l’État de droit » (qui ne serait pas modifiable), le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, juge qu’il est juridiquement impossible d’engager la Ve République dans la pente d’un régime autoritaire. L’exégèse est laborieuse, mais les enjeux sont majeurs.
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