“Kaizen”, le documentaire d’Inoxtag a-t-il enfreint la loi sur la chronologie des médias ?

Le documentaire "Kaizen : 1 an pour gravir l'Everest" du vidéaste Inoxtag a été diffusé, pour une avant-première, au Grand Rex, le 13 septembre 2024. (Photo : Ed Jones / AFP)
Création : 30 octobre 2024

Autrice : Lisa-Marie Nkoé, M2 Droit des communications électroniques

Relecteurs : Etienne Merle, journaliste

Philippe Mouron, professeur de droit privé, directeur du Master Droit des communications électroniques, université d’Aix-Marseille

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste

Sorti le 13 septembre 2024 dans les salles obscures et diffusé le 14 septembre sur YouTube, le documentaire Kaizen : un an pour gravir l’Everest du vidéaste Inoxtag a rencontré un succès retentissant. Cependant, sa diffusion vient perturber le principe de la chronologie des médias, protecteur de l’industrie cinématographique en France.

C’est ce qu’on appelle faire un carton. Avec son documentaire Kaizen : un an pour gravir l’Everest, le youtubeur Inoxtag, de son vrai nom Inès Benazzouz, a engrangé près de 37 millions de vues cumulées sur YouTube, à la date du 30 octobre. Ce sont aussi plus de 340 000 spectateurs qui se sont déplacés pour aller voir le documentaire au cinéma.

Une réussite dans les salles, sur Internet et même à la télévision ! La chaîne TF1 a diffusé le documentaire le 8 octobre, après avoir acheté les droits de diffusion. L’œuvre est également disponible gratuitement sur la plateforme de streaming TF1 + depuis le 28 septembre.

Toutefois, ce succès a été terni par une grosse polémique. Le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) a estimé que la diffusion de Kaizen sur TF1 constitue une infraction au principe de “chronologie des médias”. La première chaîne d’Europe et l’un des vidéastes les plus populaires de France seraient-ils alors hors-la-loi ?

La “chronologie des médias”, garde-fou de l’industrie cinématographique

Pour le savoir, il faut se plonger dans “la chronologie des médias”. En France, c’est un cadre juridique qui régule les délais entre la sortie d’un film au cinéma et sa disponibilité sur d’autres plateformes, comme la vidéo à la demande (VOD) ou la télévision.

Par exemple, les films doivent rester en exclusivité en salle pendant environ quatre mois avant d’être disponibles en VOD, ou encore vingt-deux mois avant d’être diffusés sur une chaîne de télévision gratuite. “Ce calendrier avait été défini en concertation avec les membres de la profession pour que chacun y trouve son compte”, défend Olivier Henrard, directeur général délégué et président par intérim du CNC, chez nos confrères de 20minutes.

Son existence vient répondre à plusieurs nécessités pour protéger les salles de cinéma. Par exemple, elle garantit un délai d’exclusivité pour les films en salle, permettant aux exploitants de bénéficier des revenus générés avant que le film soit accessible par d’autres moyens de diffusion.

Par conséquent, elle doit permettre la stabilisation du marché. En régulant les sorties, elle évite la saturation des plateformes et assure une meilleure répartition des revenus entre les différents acteurs (producteurs, distributeurs, exploitants).

Cette protection encourage la production, offrant des garanties de rentabilité pour les films sortis en salle, elle incite les producteurs à investir dans la création de nouveaux films.

Le seuil de 500 séances largement dépassé

Voilà pour le principe général. En revanche, il existe une possibilité de contourner le délai réglementaire pour ce qui concerne certaines sorties événementielles. Deux conditions sont nécessaires pour bénéficier de ce “visa exceptionnel”. L’article R211-45 alinéa 2 du Code du cinéma et de l’image animée prévoit une limite de 500 séances et pour une durée de deux jours maximum dans une même semaine.

Alors qu’en est-il du documentaire d’Inoxtag ? Le film a été diffusé les vendredi 13 et samedi 14 septembre au cinéma. Une première condition est donc remplie. En revanche, ce sont plus de 800 séances qui ont été comptabilisées partout en France, bien au-delà de la limite imposée par la loi.

Le seuil fixé a donc été très largement dépassé. Pour avoir enfreint ce principe, le distributeur du documentaire MK2 s’expose à une amende de 45 000 euros dès lors que le documentaire a fait l’objet d’une diffusion non conforme à son visa d’exploitation.

Le cinéma français : outil promotionnel par les plateformes numériques ?

La diffusion précoce du documentaire sur YouTube et TF1 vient brouiller la frontière entre le cinéma et les autres canaux de diffusion des œuvres audiovisuelles. Le CNC s’interroge et souhaite “réfléchir à nouveau à cette régulation”, confie son président par intérim à 20minutes. “Ces séances exceptionnelles, qui sont une respiration indispensable et qu’il faut préserver, ne doivent pas pour autant remettre en cause l’équilibre de la filière.”

La disponibilité précoce d’un contenu sur une plateforme numérique pourrait à terme dissuader les spectateurs d’aller au cinéma. Si de telles pratiques devaient se multiplier, une réflexion pourrait être engagée sur l’éventuelle nécessité de réformer la chronologie des médias pour l’adapter à l’évolution des modes de consommation audiovisuelle. L’objectif principal est d’éviter que les salles obscures “deviennent un accessoire”, selon les mots du président par intérim du CNC qui envisage “des sanctions plus dissuasives”.

Enfin, la pérennité de la TSA (taxe spéciale additionnelle) qui est prélevée sur les billets d’entrée à des fins de financement du cinéma français est également en jeu. Cette ressource pouvant pâtir d’un certain manque à gagner en cas de baisse de la fréquentation des salles obscures.

 

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