Le rapport de l’Agence anticorruption qui accable la Fédération française d’équitation
Dernière modification : 28 août 2024
Auteur.es : Etienne Merle, Lili Pillot, Clara Robert-Motta, journalistes
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Etienne Merle, journaliste
Un rapport confidentiel de l’Agence française anticorruption révèle que la Fédération française d’équitation a attribué des marchés à plusieurs sociétés de l’un de ses sélectionneurs entre 2018 et 2022. Des opérations qui ont rapporté gros aux entreprises de l’intéressé, mais qui pourraient faire courir “des risques juridiques”, selon l’AFA.
C’est un document que la Fédération française d’équitation (FFE) s’est bien gardée de communiquer. Entre 2021 et 2023, l’Agence française anticorruption a passé au crible la pertinence des mesures anticorruptions mises en place au sein de la troisième Fédération sportive de France avec ses quelque 650 000 licenciés.
Le rapport définitif (disponible en intégralité ici), rendu en janvier 2024, que Les Surligneurs se sont procuré, est embarrassant pour la FFE. Les rapporteurs jugent “lacunaire[s]” les dispositifs de détection “des atteintes à la probité”. Ils estiment également qu’en “l’état actuel des modalités d’achats, la FFE ne respecte ni les dispositions du code de commerce ni celles du code de la commande publique en matière de mise en concurrence”.
Dans le détail, les agents anticorruptions alertent sur des contrats passés entre la Fédération et quelques-uns de ses prestataires, dont certains sont des personnes influentes au sein du monde équestre.
C’est le cas notamment du sélectionneur de l’équipe de France de dressage et directeur sportif de la Fédération aux JO de Paris : Jean Morel. Selon le rapport, la FFE a accordé divers marchés aux sociétés de son sélectionneur entre 2018 et 2023, pour une somme supérieure à 750 000 euros. Notre enquête montre que des relations contractuelles ont été nouées bien plus tôt.
Pour au moins un des marchés, l’homme était alors salarié de la Fédération dans le service “chargé d’une partie du bon de commande”, note l’AFA. Une situation qui “expose fortement juridiquement et médiatiquement” la FFE, selon le rapport.
Contacté par Les Surligneurs, Jean Morel nie toute irrégularité : “Tout ce qu’on fait, ce sont des appels d’offres. Connaissant les jaloux qu’il y a dans ce milieu, je n’arrive pas comme ça en terrain conquis. Bien au contraire, j’ai toujours été regardé dix fois plus que les autres”, balaie-t-il.
De son côté, la FFE estime qu’elle n’a rien à se reprocher : “Si l’AFA avait relevé une anomalie caractérisant une atteinte à la probité, une procédure aurait certainement été diligentée à l’encontre de la FFE, ce qui n’a pas été le cas”, rétorque la Fédération. Contactée, l’AFA n’a ni confirmé ni infirmé ces informations.
Razzia sur les fédérations sportives
Ce rapport de l’AFA s’inscrit dans un contexte bien particulier pour les fédérations sportives. Comme l’ont révélé nos confrères de Lalettre, l’agence anticorruption a lancé huit contrôles au sein de différentes instances.
Il faut dire qu’au-delà des financements publics, les fédérations françaises, comme celle d’équitation, disposent d’une délégation ministérielle. Ce “coup de tampon”, permet aux fédérations sportives d’avoir le “monopole légal” sur leur discipline.
Mais en échange, elles se voient imposer un certain nombre de missions et doivent respecter des règles, notamment déontologiques : “La loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique […] impose une double obligation déontologique inhérente à l’exercice d’un service public : d’une part, exercer leurs fonctions “avec dignité, probité et intégrité” et d’autre part, veiller “à prévenir ou à faire cesser immédiatement les situations de conflits d’intérêts”, écrivent les rapporteurs.
Or, sur ce dernier point, l’AFA demande à la Fédération française d’équitation de revoir sa copie.
Fournisseur-salarié
L’agence anticorruption pointe “un manque de contrôle” et “de traçabilité” autour de certains contrats réalisés avec des personnes influentes au sein même de la Fédération.
Les relations d’affaires entre la FFE et les sociétés de l’un de ses sélectionneurs de l’équipe de France, Jean Morel, semblent attirer tout particulièrement l’attention des rapporteurs. Cet ancien cavalier à haut niveau, peu connu du grand public, est un personnage très influent au sein du monde équestre.
Salarié “en charge des partenariats”, entre 2009 et 2021 à la FFE, il est aussi à la tête d’évènements réputés, comme le Grand national, l’un des plus gros circuits de compétitions d’équitation française. Désormais sélectionneur de l’équipe de France de dressage, il est également le directeur sportif du site de Versailles aux Jeux olympiques pour le compte de la société Paris 2024.
En parallèle, l’homme mène une vie de businessman. Il possède quatre sociétés, dont trois concernent, le monde équestre : PSV (Photo Son Vidéo), Cheval TV, et Jean Morel Conseil.
Or, ces trois entreprises sont liées à la Fédération française d’équitation par des liens d’affaires. Un business qui pourrait se révéler risqué, selon l’AFA, notamment du temps où Jean Morel était chargé des partenariats au sein de la Fédé’.
“Risques de conflit d’intérêts”, selon l’AFA
Lors de la saison 2020-2021, par exemple, le service de la communication aurait été “ à l’origine d’un bon de commande s’établissant à 82 000 euros”, à l’une des sociétés de Jean Morel, alors même qu’il était encore “salarié dans ce même service”, écrivent les rapporteurs.
Pour l’AFA, cette situation “expose fortement juridiquement et médiatiquement la FFE“. Elle cible le double rôle qu’aurait pu exercer Jean Morel. “Des contrats sont passés avec un fournisseur salarié de la Fédération dans le service en charge d’une partie du bon de commande, sans que soit précisé son rôle dans le processus d’achat et sans qu’une politique de gestion des conflits d’intérêts soit mise en œuvre“.
Contacté par téléphone, Jean Morel estime, en revanche, que l’AFA ne raconte qu’une partie de l’histoire : “Ce qu’elle ne dit pas, c’est que j’ai eu des contrats bien avant d’être salarié. Et ce n’est pas parce que je suis devenu salarié que j’ai eu ces contrats”, fustige-t-il, rejetant ainsi l’idée d’un quelconque “conflit d’intérêts”.
Selon lui, c’est avant tout parce que son entreprise est capable de répondre aux besoins de la Fédération qu’il réussit à gagner des appels d’offres : “Je suis l’un des seuls à postuler pour remplir entièrement ce que la Fédé demande. Moi, par week-end, j’envoie trois, quatre, cinq photographes. Les concurrents ne peuvent remplir qu’une partie de l’appel d’offres”, nous assure-t-il.
Les liens seraient suffisamment étroits entre la Fédération et le chef d’entreprise pour qu’au moins une fois, les rôles se soient inversés, explique l’AFA. Ce n’est pas Jean Morel qui déciderait de se porter candidat pour une offre, mais la Fédération d’équitation qui lui demanderait de postuler.
“Si on te prend, il faut que tu sois moins cher”
Cela aurait été le cas, selon le rapport, au début de l’année 2023. À cette époque, Jean Morel n’est déjà plus salarié de la Fédération, mais continue d’entretenir des relations avec la FFE.
Dans le cadre d’une consultation, il aurait été sollicité par mail par son ancienne collègue, la responsable du service communication, afin qu’il présente une offre avec l’une de ses sociétés. À nouveau, l’AFA alerte : “L’équipe de contrôle ne peut que s’interroger sur cette situation qui expose fortement la FFE à des risques de conflit d’intérêts”.
Pour Jean Morel, il n’y a pas de mélange des genres puisque cette double casquette de fournisseur-salarié ne lui aurait pas été favorable : “Vous n’allez pas me croire, mais ça a plutôt joué contre moi. Parce qu’ils m’ont dit, “tu es déjà à la fédération, donc si on te prend, il faut que tu sois moins cher et mieux que les autres””.
De son côté, la Fédération française d’équitation assure que tout est sous contrôle : “L’existence d’un contrat entre la Fédération et un salarié ou un ancien salarié ne constitue pas en soi une infraction et des procédures existent au sein de la FFE pour se prémunir d’infractions : prise de décision collégiale, rédaction de cahier des charges, contrôles comptables, procédures de paiement, etc’’, rétorque la Fédération aux Surligneurs.
Il n’empêche que la loi relative à la transparence de la vie publique, à laquelle est soumise la Fédération française d’équitation, dispose dans son article premier que “les personnes chargées d’une mission de service public […] veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts”.
Directeur – prestataire
Et le mélange des genres ne s’arrête pas là. Selon les calculs de l’équipe de contrôle, sur les 750 000 € de chiffre d’affaires perçus par les sociétés de Jean Morel entre 2018 et 2023, 240 000 euros ont été dédiés à la captation des images du circuit du Grand national pour les années 2020 et 2021.
Ce circuit de compétitions est l’un des plus prestigieux en France. Or, qui retrouve-t-on à sa tête ? Le sélectionneur-fournisseur Jean Morel. Ainsi, la Fédération peut compter sur Jean Morel, le directeur du Grand national pour organiser l’évènement, et sur le fournisseur Jean Morel, pour le diffuser à la télévision avec sa chaîne Cheval TV.
Mais pour l’intéressé, il n’y a aucun problème. “La Fédération a demandé à ce que la captation d’image soit faite en linéaire [diffusable en direct à la télévision, ndlr]. Or, je suis le seul à avoir une chaîne linéaire. Je suis désolé, je suis un entrepreneur. On va me reprocher d’être un entrepreneur ?”, s’agace-t-il.
Sauf que l’argument ne tient pas pour l’année 2020. En effet, Cheval TV n’a reçu l’autorisation de diffuser en linéaire sur une chaîne de télévision qu’en 2021. L’année précédente, la société de Jean Morel a donc été retenue alors qu’elle n’offrait qu’une diffusion en ligne.
“À l’époque, ils m’ont retenu parce que j’étais le seul à proposer une application gratuite téléchargeable sur Google Play pour les smartphones Android”, rétorque le directeur du Grand national.
“Honnêtement, je ne sais pas”
Outre les contrats entre les sociétés de Jean Morel et la FFE, l’agence anticorruption s’alarme sur des avantages en nature reçus par son sélectionneur-fournisseur : “Des frais de déplacement ont été payés en 2020 au titre d’une mission d’un salarié pour réaliser la prestation de cheval TV, ce qui peut être analysé comme un double paiement”, écrit l’AFA sans préciser le montant.
Un schéma presque identique qui se serait répété un an plus tard : “Jean Morel a demandé et obtenu en décembre 2021 le remboursement d’un téléphone mobile et le remboursement du forfait téléphonique qui ont par ailleurs été préalablement facturés à [s]a société”, notent les rapporteurs.
Aux Surligneurs, Jean Morel assure ne pas savoir à quoi fait “référence” l’AFA : “Vous savez, moi, j’ai un téléphone personnel, qui me sert parfois… après que ma secrétaire se soit trompée sur un numéro de téléphone… Honnêtement, je ne sais pas”.
Questionnée sur ce point, la Fédération française d’équitation n’a pas répondu à nos sollicitations.
“Mettre en place un suivi global”
Au-delà de Jean Morel et de ses sociétés, l’AFA pointe d’autres liens financiers entre la FFE et certains de ses membres. À titre d’exemple, l’agence cite une société de consulting “qui est un fournisseur de la Fédération, mais également un partenaire” et qui “appartient à un membre du précédent bureau”, indique-t-elle sans préciser de qui il s’agit.
Il en va de même pour un membre de l’actuel bureau dont la société “est également un fournisseur récurrent de la Fédération”. Face à ces situations, les agents anticorruption formulent treize recommandations et enjoignent la FFE à “formaliser les règles internes applicables en matière de prévention des conflits d’intérêts, cumul d’activités et d’offre ou réception de cadeaux et invitations en les intégrant ou en les annexant au code de conduite.”
Interrogée sur ces recommandations, la Fédération française d’équitation assure avoir commencé à mettre en place un certain nombre de mesures : “Ainsi, nous avons pu indiquer à l’AFA à la fin de la mission que nous mettrions en œuvre certaines de leurs recommandations, ce qui est progressivement le cas depuis le début de l’année 2024”, sans donner plus de précisions. Reste à savoir si la FFE sera aussi à cheval que l’AFA sur les principes de luttes contre les atteintes à la probité.
[Mise à jour: ajout de la mention et du lien “disponible en intégralité ici” le 28/08/2024]
Une erreur dans ce contenu ? Vous souhaitez soumettre une information à vérifier ? Faites-le nous savoir en utilisant notre formulaire en ligne. Retrouvez notre politique de correction et de soumission d'informations sur la page Notre méthode.