Préférence nationale : l’impossible inscription dans la Constitution
Autrice : Clotilde Jégousse, journaliste
Relecteur : Etienne Merle, journaliste
Mesure phare du Rassemblement National depuis plus de quarante ans, la préférence nationale ne fait plus partie des priorités du parti en cas d’accession au pouvoir. Et pour cause : elle serait quasiment impossible à mettre en place.
De toutes les promesses laissées sur le bord de la route dans la course du Rassemblement National à Matignon, c’est sans doute la plus révélatrice. La “préférence nationale” – rebaptisée “priorité nationale” par Marine Le Pen en 2012 – ne serait pas sur le haut de la pile d’un Jordan Bardella devenu Premier ministre à l’issue des élections législatives le 7 juillet.
Si le projet de “réserver les aides sociales aux Français […] (si nécessaire par référendum constitutionnel)” figure bien dans le programme dévoilé lundi 24 juin, plusieurs cadres du parti ont laissé entendre ces derniers jours qu’il n’était pas question de s’y engager formellement. Interrogé à ce sujet sur France 2 et lors de la présentation officielle de la feuille de route du RN, Jordan Bardella a temporisé, laconique : “Pour la mettre en place, nous aurons besoin de la présidence de la République française, parce qu’il faudra engager une révision constitutionnelle et elle se fera par référendum”.
Vitrine du parti lepéniste depuis des décennies – Jean-Marie Le Pen plaidait déjà pour “le travail en priorité aux fils et filles de France” en 1984 –, la préférence nationale se heurterait en effet à plusieurs textes de valeur constitutionnelle. La Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789, qui prévoit que “les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits”, le préambule de la Constitution de 1946, selon lequel “nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison des origines”, ou l’article 1er de la Constitution elle-même, qui rappelle que la France “assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion”.
“On sait que ce n’est pas constitutionnel, notamment grâce à la décision sur le référendum d’initiative partagée initié par Les Républicains au mois de février”, rappelle Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas. Le 17 avril avril dernier, les sages de la rue de Montpensier ont en effet écarté une proposition de référendum présentée par un cinquième des parlementaires “visant à réformer l’accès aux prestations sociales des étrangers”, estimant que le conditionnement des aides qu’elle prévoyait était disproportionné, et contraire au principe de solidarité nationale présent dans la Constitution.
“Sur la base de l’article 11, un référendum ?”
Pour pouvoir réserver certaines prestations sociales, l’accès au logement ou à l’emploi aux Français, le Rassemblement National devrait donc organiser une révision constitutionnelle. Sur ce point, Jordan Bardella n’a pas tort. En revanche, il ne pourrait pas le faire en s’adressant directement au peuple. Pas seulement parce qu’Emmanuel Macron l’en empêcherait dans le cadre d’une cohabitation, comme le président du RN l’a laissé entendre pendant sa conférence de presse, faisant mine de s’interroger : “Peut-être vais-je réussir à convaincre le président de la République de la nécessité d’organiser, sur la base de l’article 11, un référendum ?”. Mais parce que l’article 11 de la Constitution permet au président de la République de s’en remettre au vote des Français “pour adopter une loi, pas pour modifier la Constitution”, explique Bertrand-Léo Combrade, Professeur de droit public à l’université de Poitiers et spécialiste du droit constitutionnel.
Si le Général de Gaulle s’en est servi en 1962 pour faire adopter l’élection du Président au suffrage universel direct et ainsi modifier la Constitution, la même chose ne serait plus possible aujourd’hui. “À l’époque, le Conseil constitutionnel, saisi par le président du Sénat, s’était déclaré incompétent pour contrôler la révision. Mais les circonstances de droit ont changé, et il l’est désormais”, précise l’universitaire. Depuis la décision Hauchemaille du 25 juillet 2000, ses neuf membres contrôlent, en plus de la constitutionnalité des lois, les décrets de convocation de référendums. Même si Emmanuel Macron accédait à la demande de son hypothétique Premier ministre, “le Conseil constitutionnel sera automatiquement saisi pour apprécier la régularité du décret de convocation, et il l’annulera”, anticipe Bertrand-Léo Combrade.
Qu’en serait-il si le Rassemblement National décidait de passer outre, en choisissant de donner la parole au peuple sur ce sujet contre la décision du Conseil constitutionnel ? “Tout maire qui organiserait le référendum serait passible de poursuites pénales”, prévient Benjamin Morel. L’article 432-1 du code pénal prévoit en effet que “le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique, agissant dans l’exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l’exécution de la loi est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75000 euros d’amende”. “Ensuite, qui proclame les résultats d’un référendum ? C’est le Conseil constitutionnel. S’il ne le fait pas, il est réputé ne pas avoir eu lieu”, abonde le constitutionnaliste.
Le Sénat en dernier rempart
La seule manière d’introduire la préférence nationale serait donc de passer par l’article 89 de la Constitution, la voie classique de révision constitutionnelle. Problème : son initiative appartient “concurremment au président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement”. Or, Jordan Bardella l’a bien compris : il est difficile d’imaginer Emmanuel Macron décider de jouer le jeu du RN sur ce sujet. Selon Bertrand-Léo Combrade, “d’un strict point de vue procédural, il ne sera donc pas possible d’envisager introduire un principe général de préférence nationale avant 2027”.
Mais alors, une victoire de Marine Le Pen aux prochaines élections présidentielles ne permettrait-elle pas au Rassemblement National d’avoir les mains libres ? Toujours pas : le deuxième alinéa de l’article 89 précise qu’avant d’être proposé au référendum, le projet ou la proposition de loi doit être voté “par les deux assemblées en termes identiques”, soit l’Assemblée Nationale et le Sénat. S’il est désormais envisageable que la chambre basse soit acquise au RN en 2027, le Sénat – élu au suffrage universel indirect par un collège électoral notamment composé de conseillers départementaux et régionaux – est historiquement conservateur. Sauf changement de paradigme majeur, il est peu probable qu’il vote un tel principe, même après de nouvelles élections présidentielles. “Depuis 1958, sauf pendant trois ans, il a toujours été dominé par la droite républicaine et le centre droit. Cette droite là est traditionnellement hostile au RN, à l’image des cadres Les Républicains qui font front face à Éric Ciotti”, analyse Bertrand-Léo Combrade. Le président LR du Sénat, Gérard Larcher, les sénateurs Bruno Retailleau, Laurent Burgoa ou Stéphane Piednoir ont par exemple exprimé publiquement leur désaccord au sujet de l’alliance avec le RN conclue par Éric Ciotti en vue des législatives.
Donner l’illusion qu’il est possible de passer par l’article 11 pour réviser la Constitution est donc “plus électoralement vendeur que de dire aux électeurs : ‘je vais devoir trouver une majorité au Sénat, ce qui sera très compliqué’. Politiquement, il est plus aisé de faire comme si la décision Hauchemaille n’existait pas”, résume Benjamin Morel. Un discours commode quand est force d’opposition, sans doute beaucoup moins tenable lorsqu’on est en passe de devenir parti de gouvernement.
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