Diaboliser les Ukrainiennes, le commode stratagème des comptes pro-russes
Autrices : Clotilde Jégousse et Clara Robert-Motta, journalistes
Relectrice : Lili Pillot, journaliste
Les valeurs familiales de la Russie, contre la décadence européenne. Sur les réseaux sociaux, les Ukrainiennes sont régulièrement visées par les comptes favorables au Kremlin, qui les présentent comme “dépravées”, “manipulatrices” et “opportunistes”.
“Championne du monde du sexe”. Le sourire jusqu’aux oreilles, Olesya Prikhodko présente fièrement son prix, drapée dans un tissu bleu et jaune. “Un grand succès pour l’Ukraine !” indique le post partagé mi avril sur le réseau social X (ex Twitter), qui totalise près de 400 000 vues. Sauf qu’une simple recherche inversée a permis à l’AFP de découvrir qu’elle n’est pas ukrainienne mais suédoise, et que son vrai nom a été photoshoppé pour lui donner une consonance slave.
Selon la base de données Elections 24 Check, dans laquelle une quarantaine d’organisations et de médias européens ont déposé leurs articles de fact-checking en amont des élections européennes, ce post pourrait ne pas être un cas isolé. À côté de publications qui accusent l’Ukraine d’être gouvernée par une “junte nazie et toxicomane”, responsable d’un “génocide” de la population russophone – des éléments de langage classiques depuis deux ans – un narratif d’un autre genre s’est fait une place : les femmes ukrainiennes seraient de “petite vertu”. Sur les réseaux sociaux X et Telegram, de nombreuses photographies et vidéos publiées ces derniers mois les sexualisent et dénigrent leur intégrité.
“Europe décadente”
Ici, elles apparaîtraient dénudées dans un clip de la légion étrangère ukrainienne pour tenter de recruter des soldats français – un montage débusqué par le média géorgien Factcheck.ge. Là, elles toucheraient une récompense après avoir dénoncé la désertion de leurs maris des rangs ukrainiens – une fausse information diffusée depuis un compte intitulé “Pravda” en roumain, ukrainien et polonais, que l’AFP a fact-checké. Les photographies diffusées ont au contraire été prises lors d’une cérémonie récompensant le travail bénévole de ces femmes, destiné à mettre sur pied un “mémorial des soldats tombés au combat pour l’indépendance de l’Ukraine” dans la région de Kharkiv, selon l’AFP.
Les contenus qui décrédibilisent les femmes ukrainiennes font un tabac sur les réseaux sociaux. En témoignent les milliers de partages de cette vidéo humoristique dans laquelle une fausse présentatrice de télévision ukrainienne invite les femmes seules à emménager avec des “hommes célibataires” par souci d’économie d’électricité et de chauffage, alors que les coupures de courant sont fréquentes dans le pays. Initialement partagée comme une plaisanterie, elle a rapidement été diffusée par des comptes la présentant comme une information à prendre au pied de la lettre, comme le rapporte le média bosniaque Raskrinkavanje.
Si elle peut paraître grossière, cette campagne de désinformation ne doit rien au hasard. Selon Carole Grimaud, chercheuse en sciences de l’information à l’Université d’Aix-Marseille et spécialiste de la Russie, elle s’inscrit plus largement dans une logique de décrédibilisation du mode de vie occidental et du “progressisme européen”. Pour la chercheuse, “l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir a consacré un retour des valeurs traditionnelles de la famille et de la religion en Russie, qui étaient passées au second plan à l’époque de l’Union soviétique”.
Un tour de vis qui permet au chef du Kremlin d’appuyer le symbole d’une nation vertueuse, en contradiction avec un Occident en perdition, dont l’Union européenne fait partie, selon Carole Grimaud. Du point de vue russe, les pays européens ont en effet opéré un “détricotage de ces valeurs depuis une vingtaine d’années”. En présentant les Ukrainiennes comme des femmes provocantes, “l’idée est ici de de dire : la femme ukrainienne est à l’image de l’Europe, décadente”.
Esclaves du « système néolibéral »
Ce discours, qui s’est affirmé à partir du troisième mandat présidentiel de Vladimir Poutine en 2012, a été délibérément pensé pour toucher une variété de courants conservateurs, culturels et religieux. “Ce que le pouvoir russe qualifie de ‘valeurs traditionnelles’ repose sur un creuset antilibéral flou et peu défini, note Maxime Audinet, chercheur à l’Irsem et spécialiste de l’influence russe. Ainsi, il ne s’adresse pas simplement aux populations orthodoxes – le courant du christianisme majoritaire en Europe de l’Est, ndlr. D’autres courants conservateurs idéologiques et religieux, en Russie et à l’étranger, peuvent ainsi se greffer à ce message.”
Lorsqu’il s’agit d’entamer le soutien apporté à l’Ukraine par les anciens pays du bloc communistes, comme la Pologne, la Hongrie ou la Slovaquie, de tradition conservatrice, le narratif est alors facile à activer. Au lendemain de l’invasion par la Russie en février 2022, et alors que le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) enregistre quelque 100 000 passages quotidiens de l’Ukraine vers la Pologne – dont 80% concernent des femmes et des enfants – le média pro-Russe ProNews alerte par exemple sur le déferlement d’une vague de “300 000 femmes célibataires et sans inhibition sexuelle” qui “envahit l’Europe et brise les familles”, comme le rapporte le média grec Greece Fact Check.
La même logique est duplicable à l’envi. Le thème d’un “néolibéralisme” de l’Occident est régulièrement utilisé pour dénigrer l’Ukraine qui “se serait fait absorber” par des valeurs aux antipodes de celles dont la Russie se réclame, développe Maxime Audinet. Depuis le début de la guerre, la question de la gestation pour autrui est par exemple revenue de nombreuses fois sur le devant de la scène et dans les plus hautes sphères du pouvoir russe. Vyacheslav Volodin, porte-parole de la Douma d’Etat russe, aurait dénoncé la gestation pour autrui (GPA) – légale en Ukraine – comme un moyen de faire du trafic d’organes, selon le média chrétien CNE. Volodin aurait même affirmé que les femmes de “centaines de milliers d’Ukrainiens forcés de rejoindre l’armée” auraient été “contraintes de devenir des mères porteuses pour les citoyens étrangers.”
Des accusations de trafic d’enfants – déjà fact-checkées et contredites par Les Surligneurs et par le média de fact-checking macédonien, Meta notamment – elles aussi construites autour de l’idée selon laquelle “l’Occident serait néolibéral et dénué de valeurs morales”, pour Maxime Audinet. Ainsi, les Ukrainiennes qui vendraient leur utérus sont dépeintes comme désespérées et soumises au « système néolibéral ».
Pour deux chercheurs tchèques, Petr Kratochvíl et Míla O’Sullivan, la question du genre en est devenue déterminante dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Face à cette campagne menée par les Russes contre les valeurs “non-traditionnelles”, l’Ukraine aurait érigé ses femmes en combattantes et protagonistes à part entière de la lutte contre l’envahisseur. Une « refonte radicale du rôle des femmes dans la guerre » qui peut être « mise en contraste avec la réémergence de l’hypermasculinité dans les discours russes sur la guerre”, écrivent-ils dans un papier sur cette “guerre du genre”.
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