Peut-on interdire certains emplois aux binationaux ?
Autrice : Clotilde Jégousse, journaliste
S’il arrive à Matignon, le Rassemblement National souhaite exclure les binationaux d’un “certain nombre d’emplois stratégiques”. Une mesure qui ne peut être légale que si elle est appliquée au cas par cas.
La mesure serait sans précédent en droit français. Lors de la présentation du programme du Rassemblement Nationales pour les élections législatives, lundi 24 juin, son président Jordan Bardella a annoncé vouloir réserver certains emplois, “notamment liés à la sécurité et à la défense” à des citoyens “exclusivement français”, c’est à dire qui n’ont pas également la nationalité d’un autre État.
Si le code général de la fonction publique prévoit déjà que les emplois de fonctionnaires sont réservés aux Français, aucune restriction ne vise aujourd’hui les détenteurs d’une seconde nationalité. “L’employeur n’a même pas à le savoir. Cela relève de la vie privée d’une personne, dont le respect est garanti par l’article 9 du code civil”, explique Jean-Paul Markus, Professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay.
Toutefois, certains services de l’administration qui œuvrent directement pour les intérêts de la France et nécessitent une habilitation “secret défense” peuvent mener des enquêtes de moralité, prévues à l’article L114-1 du code de la sécurité intérieure. “Dans ce cadre, toute la vie privée des candidats est passée au crible, dont la seconde nationalité lorsqu’elle est connue”, indique Jean-Paul Markus. Une pratique qui permet d’écarter les candidats au cas par cas, et de poursuivre “un objectif de valeur constitutionnelle, qui est le maintien de la sécurité nationale”, selon le chercheur.
Atteinte au droit à la vie privée
En dehors de ces cas très particuliers, restreindre l’accès d’une personne à un emploi en raison de son “appartenance à une Nation” relève d’une discrimination, selon l’article 225-1 du code pénal. Tout texte qui créerait une exception devrait donc être “strictement proportionné au danger encouru”, prévient Jean-Paul Markus. “On ne peut pas imaginer une loi qui exclurait par principe tous les binationaux de certains emplois.”
Il faudrait cibler certaines nationalités, concernant lesquelles un “conflit de loyauté” pourrait manifestement exister. Jordan Bardella a déjà évoqué les “Franco-Russes”, qu’il n’imagine pas “travailler au ministère des armées” ou “diriger une centrale nucléaire” dans le contexte de la guerre en Ukraine. Pour le reste, le Rassemblement National reste délibérément flou. Invitée sur RTL mardi 25 juin, Marine Le Pen a simplement évoqué une liste de pays établie en fonction des “problèmes géopolitiques” du moment, et qui “doit être revue de manière régulière”.
Les emplois concernés non plus ne pourraient pas être désignés au doigt mouillé. Devant le tollé qu’a suscité l’annonce de la mesure, l’ex-présidente du Rassemblement National a précisé mardi matin qu’il ne s’agirait que de postes stratégiques “sensibles”, et que la mesure ne s’appliquerait “pas du tout à l’intégralité de la fonction publique”. Mais tous les emplois liés à la défense, la sécurité ou la diplomatie par exemple, sont-ils “stratégiques” ? “La loi ne l’indique pas”, observe Jean-Paul Markus. Lorsqu’un décret sera contesté par une personne écartée d’un emploi, le juge devra donc apprécier, au cas par cas, si la restriction liée à la binationalité est justifiée.
Un précédent pendant la guerre froide
Une réponse a toutefois déjà été esquissée : dans une décision du 28 mai 1954, le juge administratif avait annulé une décision du secrétaire d’État à la présidence du Conseil – l’équivalent du gouvernement sous la Quatrième République – d’interdire l’accès à cinq candidat au concours de l’École Nationale d’Administration (ENA, ex INSP). En plein contexte de guerre froide, alors que le parti communiste français est très lié à l’Union soviétique, l’explication officielle tombe : “Le gouvernement a le devoir de s’assurer que les candidats sont animés envers les institutions républicaines d’un loyalisme absolu. Lorsqu’il s’agit d’un candidat dont les attaches avec le parti communiste sont absolument connues, il est normal que le gouvernement refuse de l’introduire dans l’appareil d’État”.
Saisi par les cinq candidats malheureux, le Conseil d’État avait conclu que la présidence du Conseil avait méconnu “le principe de l’égalité d’accès de tous les Français aux emplois et fonctions publiques”, inscrits dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, et que leurs opinions politiques ne pouvait pas être un critère d’exclusion de l’ENA. Une jurisprudence, selon Jean-Paul Markus, qui “pourrait s’appliquer à la nationalité”.
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