#LegalCheck. D’après Sébastien Chenu (député RN), Calogero devrait « être content » de voir sa musique diffusée dans les meetings du RN
Auteur : Philippe Mouron, maître de conférences HDR en droit privé, directeur du master Droit des médias électroniques à l’Université d’Aix-Marseille
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Guillaume Baticle
Source : C à vous, 3 juin 2024
Les artistes ont droit au paiement des droits d’auteur mais pas seulement : ils ont un droit moral qui les autorise à empêcher toute utilisation de leur œuvre qui soit contraire à son esprit. C’est pourquoi le RN aurait dû demander l’autorisation de Calogero.
Le chanteur Calogero s’est dit “scandalisé” par l’utilisation de sa chanson 1987 en clôture d’un meeting de Jordan Bardella ce dimanche 2 juin. Rejoint par l’auteur des paroles, Paul École, le chanteur n’exclut pas d’engager des poursuites contre le RN, affirmant qu’il s’oppose à toute récupération de ses chansons par quelque parti que ce soit. Invité sur le plateau de C à vous, Sébastien Chenu, député RN, estime au contraire que l’artiste devrait « être content » de cette publicité, qui s’adresse aux jeunes électeurs, tout en précisant que les droits d’auteur seraient réglés à la SACEM.
Or, il n’est pas sûr que ce soit suffisant : l’auteur d’une œuvre n’a pas seulement un droit au paiement de ses droits ; il a aussi un droit moral, auquel Calogero fait justement référence.
S’il est d’usage de faire référence « au » droit dont dispose tout auteur sur ses œuvres de l’esprit, c’est oublier que l’article L111-1 du Code de la propriété intellectuelle crée en réalité deux types de droits au profit d’un artiste : le droit patrimonial d’une part, le droit moral d’autre part.
Ne pas confondre le droit patrimonial (SACEM)…
Comme son nom l’indique, le premier droit est lié à l’exploitation de l’œuvre par différents procédés de reproduction ou de représentation, telle que la diffusion d’une musique dans un lieu ouvert au public et/ou lors d’un événement public, comme un meeting politique. Ce droit est généralement cédé pour en permettre l’exploitation, la majorité des auteurs compositeurs de musique étant par ailleurs membres de la SACEM, société de gestion collective qui assure la défense de leurs intérêts et la perception des redevances qui leur sont dues. Il est donc exact, comme le précise Sébastien Chenu, que le RN est obligé de régler de telles sommes à la SACEM, si ce n’est pas déjà fait.
… et le droit moral de l’artiste
Cependant, l’autorisation de diffusion d’une œuvre lors de telles circonstances ne dédouane pas du respect du droit moral de l’auteur, qui ne peut être cédé. Spécificité française et européenne, ce droit est attaché à la personne de l’auteur. Il a pour fonction de protéger la dimension purement intellectuelle et morale de sa création, en lui permettant de faire respecter sa qualité d’auteur ainsi que l’intégrité et l’esprit de l’œuvre. Autrement dit, celle-ci ne doit subir aucune dénaturation sauf accord de l’auteur, quand bien même le droit de la diffuser aurait été dûment réglé ou le support (par exemple un CD) acquis.
Ainsi, la modification d’une œuvre dictée par des motifs politiques a pu être considérée comme une atteinte au droit moral, comme dans l’affaire portant sur une sculpture repeinte en bleu « marine ». Il en va en théorie de même pour les atteintes à l’esprit de l’œuvre, sans modification matérielle de celle-ci, auxquelles Calogero fait référence.
L’atteinte à l’esprit de l’œuvre, une réalité juridique difficile à saisir
En théorie, le droit moral de l’auteur peut encore être atteint lorsque son œuvre est diffusée ou utilisée sans avoir subi de modifications, mais dans un contexte qui en dénature le sens. La notion est donc plus subtile, voire très large, ce qui implique des limites : le respect de l’esprit de l’œuvre ne doit pas être le prétexte de limitations excessives à la liberté d’expression, voire la liberté de critique. Il doit donc être apprécié le plus objectivement possible.
Le plus souvent, les juges s’en tiennent à relever un “changement de destination de nature à altérer le message porté par l’œuvre”. Ainsi en est-il de l’utilisation d’œuvres musicales dans des publicités télévisuelles, du fait de leur incompatibilité avec le caractère purement mercantile de ces messages. Il en a été de même avec le détournement du portrait du Che au béret et à l’étoile pour servir la promotion d’un film sur la pornographie féministe, sujet fort éloigné des sentiments de « détermination » et de « souffrance » qu’exprime « la gravité du regard » immortalisé par la photographie.
Mais la recherche d’équilibre entre le respect de la pensée de l’auteur et la liberté d’expression est souvent difficile, et conduit à des solutions nuancées. Le cas des citations de chansons de Jean Ferrat dans des ouvrages biographiques a ainsi donné lieu à des décisions contradictoires. Dans une première affaire, la Cour d’appel de Versailles (19 nov. 2019) a estimé que de telles reproductions portaient atteinte à l’esprit des œuvres en cause, Jean Ferrat s’étant de son vivant opposé au principe même des biographies ; dès lors, cette utilisation (on dira en droit “destination”), que le chanteur avait refusée par anticipation, était de nature à déprécier son œuvre ou en affecter le sens. Dans la seconde affaire, la Cour d’appel de Paris a pris le contrepied de ce raisonnement, en relevant que les citations s’inscrivaient bien dans un contexte pédagogique et informatif, l’ouvrage litigieux ayant plus pour vocation à expliquer les engagements du chanteur que d’établir sa biographie. La solution a depuis été confirmée par la Cour de cassation (8 février 2023).
Le principe d’une autorisation spécifique demandée à l’auteur doit donc s’imposer, sauf à ce que l’utilisateur puisse bénéficier d’une exception prévue par le Code.
Esprit d’une œuvre et exploitation politique
Il reste bien sûr à savoir si la diffusion d’une œuvre dans un contexte politique est de nature à porter atteinte à son esprit, analyse qui peut se révéler particulièrement subjective !
Le sujet est d’autant plus sensible en matière musicale, tant il est courant de voir des partis ou des candidats utiliser des chansons et autres mélodies pour marquer leurs interventions publiques, au point parfois d’y laisser leur empreinte, voire de dénaturer leur sens d’origine. En France, Jacques Chirac a ainsi pu être associé à la chanson Final Countdown, dont il a fait usage pendant la campagne des élections présidentielles de 1988, ce dont les lecteurs ayant au moins une quarantaine d’années peuvent seuls se souvenir. La pratique a également suscité des controverses aux États-Unis, dont la législation sur le copyright ne reconnaît pas le droit moral. Cela n’a pas empêché certains auteurs de marquer publiquement leur désapprobation, comme l’a fait Dee Snyder, chanteur du groupe Twisted Sisters, en demandant au candidat Donald Trump de cesser d’utiliser son tube « We’re not gonna take it » lors de ses meetings. Plus grave, on rappellera le cas de « Born in the USA » de Bruce Springsteen, dont la « récupération » du refrain par Ronald Reagan a conduit à une incompréhension durable du sens.
Le droit au respect peut-il être invoqué en France pour s’opposer à la diffusion d’œuvres lors de meetings politiques ? La jurisprudence fournit déjà des réponses qui se font de plus en plus précises.
La Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 20 décembre 2001, avait déjà pu affirmer que la liberté des partis politiques, proclamée par l’article 4 de la Constitution, « n’implique pas l’exercice de ce droit en toute impunité et en s’affranchissant du respect des autres principes reconnus par les lois nationales dont celui absolu, inaliénable et imprescriptible du droit au respect de l’auteur d’une œuvre ». Dans cette affaire, la reproduction photographique d’œuvres d’art dans une brochure du Front national avait été jugée attentatoire à l’esprit de celles-ci, tant en raison du contexte politique qu’au regard des commentaires qui les accompagnaient.
Plus récemment, ce sont des clips de propagande incluant des œuvres audiovisuelles et artistiques qui ont été considérés comme attentatoires à l’esprit de celles-ci. Tel a été le cas du clip de campagne d’Éric Zemmour : le Tribunal judiciaire de Paris a jugé que « les extraits ayant été utilisés pour accompagner le discours de candidature d’un homme politique, ce comportement porte atteinte au droit au respect de l’œuvre et en constitue une dénaturation dès lors que détournées de leur finalité première, qui est de distraire ou d’informer, les œuvres audiovisuelles ont été utilisées, sans autorisation, à des fins politiques ». Il en a été de même avec trois clips de Jean-Luc Mélenchon représentant une œuvre de street art, cette inclusion constituant pour l’auteur, selon la Cour d’appel de Paris, « une atteinte à l’intégrité spirituelle de l’œuvre en ce sens que celle-ci a été utilisée, sans son consentement, au soutien de l’action et des intérêts d’un parti et d’une personnalité politiques, ce qui était de nature à faire croire que l’auteur apportait son appui ou son concours à la France Insoumise ».
Au vu de cette tendance, l’utilisation de la chanson de Calogero par le Rassemblement national aurait dû être précédée d’une autorisation de sa part, en plus du paiement des droits à la SACEM. Il importe peu que le chanteur prouve sa désapprobation du programme du parti ou même un préjudice : la seule association de son œuvre à celle d’un parti politique peut être considérée comme une atteinte à l’esprit de son œuvre.
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