Y avait-il un intérêt économique à maintenir l’esclavage ?
Autrice : Lili Pillot, journaliste
Relecteur : Etienne Merle, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Sasha Morsli Gauthier
Source : Compte Instagram, 25 mars 2024
Dans une interview pour le site d’extrême-droite TV Libertés, l’africaniste et idéologue controversé Bernard Lugan affirme que l’abolition de l’esclavage n’a pas eu lieu pour des raisons économiques mais « idéologiques. » Un constat à nuancer.
Bernard Lugan n’aime rien dire comme les autres. Historien critiqué, idéologue d’extrême droite et proche de la mouvance royaliste, il a publié, le 25 mars 2024, un extrait vidéo sur son compte instagram d’une interview donnée quatre ans plus tôt à la web-télé du même bord politique, TV Libertés.
Dans ce passage, également disponible en format long sur la plateforme Youtube, il tend à rétablir sa vérité quant aux raisons de l’abolition de l’esclavage : « Les marxistes nous ont dit : l’abolition de l’esclavage a eu lieu pour des raisons économiques. […] C’est totalement faux”, dénonce-t-il.
Selon lui, « l’esclavage a été aboli parce qu’il y a eu les campagnes anti-esclavagistes, idéologiques et religieuses qui ont été menées par les sociétés esclavagistes. » Rien à voir donc avec ce qu’auraient dit les historiens marxistes : « Ils ont dit que les plantations des antilles n’étaient plus rentables, donc les capitalistes ont préféré investir leur argent dans l’industrie, dans la betterave à sucre, là encore c’est totalement faux. »
L’ancien professeur d’histoire de l’université de Lyon-III en veut pour preuve des travaux de ses « collègues d’Oxford » qui auraient démontré « d’une manière excessivement précise » que « jamais les plantations des Antilles n’avaient autant rapporté ; jamais les navires sucriers n’avaient été aussi importants”, argue-t-il, sans pour autant préciser à quelles recherches il fait référence.
Pas de rapport avec le marxisme
En réalité, le constat de l’historien doit être largement nuancé. Tout d’abord, la thèse marxiste n’a jamais affirmé que l’économie était l’unique raison de l’abolition de l’esclavage, comme le résume aux Surligneurs Ho Hai Quang, économiste et spécialiste de l’histoire de l’esclavage sur l’île de la Réunion. “Karl Marx parle de l’esclavage comme étant le point de départ du capital primitif”, c’est-à-dire l’origine de ce qui va permettre la révolution industrielle : avec tout le capital accumulé au cours des siècles, les capitalistes vont pouvoir investir et amorcer ce système industriel.
Cette théorie, expliquée dans le Livre Premier du théoricien de la lutte des classes, considère que les sociétés capitalistes ont accumulé énormément de richesses durant la période esclavagiste, qu’elles ont ensuite réinvesties dans d’autres secteurs d’activité permettant l’avènement de la révolution industrielle.
La pensée marxiste n’a donc rien à voir avec l’explication de l’abolition de l’esclavage par le prisme économique. L’efficacité économique de l’esclavage avait d’ailleurs été critiquée au XVIIIème siècle, bien avant la naissance de Karl Marx, notamment par Adam Smith ou encore John Millar.
Un « système en bout de course »
Si Bernard Lugan se trompe sur la théorie marxiste, ses déclarations sur la bonne santé de l’économie esclavagiste sont, elles aussi, fausses. « Le système était en bout de course » lui rétorque Caroline Oudin-Bastide, docteure en histoire et spécialiste des sociétés esclavagistes des Antilles. « Les colons étaient endettés jusqu’au cou vis-à-vis de leur négociants qui leur servaient de banquiers et de créanciers. Ils vivaient au-dessus de leurs moyens. Ils avaient tendance à beaucoup dépenser en nourriture, en vêtements. Ils avaient un faible souci de l’investissement sauf pour agrandir leur terrain, qui était signe de pouvoir économique et politique dans les colonies. » Les colons étaient aussi endettés vis-à-vis de leur propre famille : « lors du décès d’un planteur, un seul individu reprenait l’exploitation. À charge pour lui de reverser une part des revenus qu’il en tirait aux autres héritiers. »
Et au moment où ils croulaient déjà sous les dettes, d’autres problématiques sont venues s’ajouter. En effet, « dans les décennies qui ont précédé l’abolition [de l’esclavage], la production industrielle du sucre de betterave (grâce à la machine à vapeur) va se développer en France, entrant avec le sucre des Antilles dans une concurrence telle que les colons en sont venus à réclamer son interdiction » rapporte Caroline Oudin-Bastide. Le système industriel « va s’avérer plus rentable, plus simple pour produire. »
Alors qu’ils auraient dû moderniser leurs exploitations très archaïques pour rester à la page, « les colons n’avaient généralement ni les moyens ni le désir de mettre en place” un système plus efficace, explique l’historienne.
Il est donc faux d’insinuer que l’économie des colonies esclavagistes était florissante et d’affirmer qu’il y avait un vrai « intérêt économique [à] maintenir l’esclavage » comme le fait Bernard Lugan.
L’économie « au coeur du débat sur l’émancipation des esclaves »
Pour autant, à l’époque, il est indéniable que certaines puissances voient l’esclavage d’un bon œil d’un point de vue économique : les productions coloniales « permettent l’essor du commerce maritime et de la marine marchande qui constituent alors un fondement de la puissance économique« , explique Caroline Oudin-Bastide.
Mais face à la pression des idées humanistes, doublée des difficultés techniques et financières des exploitations, l’abolition de l’esclavage va s’imposer. « L’aspect économique, à côté de l’aspect moral, est au coeur du débat sur l’émancipation des esclaves. Mais il n’est pas déterminant au moment de l’abolition qui intervient dans les colonies anglaises suite à une très forte mobilisation de l’opinion publique. Et dans les colonies françaises, du fait du renversement de la monarchie par la révolution de 1848 » résume Caroline Oudin-Bastide. Sur ce point, le constat de Bernard Lugan est donc plutôt juste, mais mérite d’être nuancé.
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