Marie Toussaint (EELV): “utilisons les 200 milliards d’euros d’avoirs gelés des oligarques russes pour pouvoir les mettre au soutien de l’Ukraine”
Dernière modification : 8 avril 2024
Auteur : Rémi Mouret, master droit international et droit européen à l’Université de Lille
Relecteurs : Christian Osorio Bernal, juriste et enseignant en droit des affaires européennes et internationales à l’Université de Lille
Jean-Paul Markus, professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Guillaume Baticle
Source : Télématin, 15 mars 2024
Les textes ne permettent pas actuellement de confisquer les 200 milliards d’euros d’avoirs russes gelés dans l’UE, hors sanction pénale. Un palliatif a été trouvé, celui de saisir les intérêts produits par ces avoirs, qui sont déjà considérables puisqu’à hauteur de 3 milliards d’euros par an. Les textes sont en cours de modification : ce sera long, et surtout, cela ne pourra pas être rétroactif : l’UE est un État de droit qui cherche à sanctionner un État de non-droit. C’est toute la difficulté.
Marie Toussaint, tête de liste pour le parti Europe Ecologie Les Verts, en campagne pour les élections européennes de 2024, déclarait lors du débat du 14 Mars 2024, sur la chaîne Public Sénat : “Si on veut effectivement soutenir l’Ukraine, nous, nous formulons trois propositions : La première c’est d’utiliser les 200 milliards d’euros d’avoirs gelés des oligarques russes pour pouvoir les mettre au soutien de l’Ukraine dans son effort de guerre et derrière dans la reconstruction.”. Or, en l’état du droit de l’Union, c’est irréalisable, mais le cadre juridique pourrait évoluer.
D’abord, qui décide de geler des avoirs ?
Les mesures restrictives de l’Union européenne sont un outil essentiel de sa Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), un instrument de coercition pacifique permettant à l’Union de contribuer à la résolution de crises internationales, en frappant des individus ou des Etats tiers et les inciter fortement à modifier leur politique ou comportement.
Il peut s’agir de sanctions, infligées par l’Union elle-même, ou destinées à mettre en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies. Elles peuvent prendre la forme de sanctions diplomatiques (expulsion de diplomates, suspension des visites officielles) ou de sanctions économiques et financières, et donc le gel des fonds et des ressources économiques d’un Etat ou d’une entité non étatique.
Conformément à l’article 29 du Traité sur l’Union européenne, c’est le Conseil, composé des ministres des États membres, qui à l’unanimité prend ces “décisions qui définissent la position de l’Union sur une question particulière de nature géographique ou thématique”. Une fois la décision prise, sa mise en œuvre, dès lors qu’elle “prévoit l’interruption ou la réduction, en tout ou en partie, des relations économiques et financières avec un ou plusieurs pays tiers”, relève aussi du Conseil, statuant à la majorité qualifiée, sur proposition conjointe du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, et de la Commission européenne. Le Parlement européen en est informé (article 215 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, TFUE)
Le gel des avoirs ou fonds prive l’entité visée de leur usage, pas de leur propriété
Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie, les mesures restrictives sont un instrument essentiel du soutien de l’Union à l’Ukraine. L’agression russe de février 2022 a conduit l’Union à renforcer ces mesures. En février et mars 2024, de nouveaux paquets de mesures restrictives ont ciblé des personnes et entités supplémentaires, dont les avoirs dans l’UE (comptes bancaires, créances, titres boursiers, dividendes, intérêts, plus-values, etc.) ont été gelés, et auxquelles les entreprises européennes ne peuvent mettre de fonds à disposition.
Le gel des fonds russes, est précisément défini par l’article premier, points f) du Règlement 269/2014 du Conseil du 17 mars 2014 : il s’agit d’une action visant à “empêcher tout mouvement, transfert, modification, utilisation, manipulation de fonds ou accès à ceux-ci qui aurait pour conséquence un changement de leur volume, de leur montant, de leur localisation, de leur propriété, de leur possession, de leur nature, de leur destination ou toute autre modification qui pourrait en permettre l’utilisation, y compris la gestion de portefeuilles“. Cela signifie que plus aucune action n’est possible sur des fonds gelés, mais ces derniers restent la propriété de l’Etat russe ou des entités sanctionnées.
Le gel des fonds vise à limiter au maximum les opérations susceptibles d’être opérées sur lesdits fonds et, donc, à priver l’entité sanctionnée non pas des fonds mêmes, mais de leur usage (décision de la Cour de Justice de l’Union européenne, 11 novembre 2021). C’est ce que confirme la Cour de Cassation française dans une décision de 2022, lorsqu’elle juge qu’aucune action, même judiciaire, ne peut être entreprise pour débloquer ces fonds gelés sans une autorisation préalable du directeur général du Trésor (sur le gel d’avoirs libyens).
Le droit de l’Union ne permet donc pas la saisie des fonds russes… sauf à le modifier
La Commission européenne tente de durcir les sanctions contre les infractions au gel des avoirs. En effet, la mise en œuvre des mesures restrictives de l’UE relève actuellement de la responsabilité des États membres, qui agissent pour bloquer les fonds selon leur propre législation. Or, en cas de violation desdites mesures, les types et les niveaux des sanctions imposées par chaque État membre peuvent varier. De plus, les Etats ne sont pas tenus d’ériger la violation des mesures restrictives en infraction passible de sanction pénale. Ils peuvent se limiter à appliquer des sanctions administratives (donc sans peine d’emprisonnement par exemple). Ainsi, selon la Commission, la sanction financière pour contournement des sanctions varie considérablement d’un État membre à l’autre, allant de 1 200 à 5 000 000 d’euros…
La Commission a donc proposé, le 5 décembre 2022, un projet de directive, relative à la définition des infractions pénales et des sanctions applicables en cas de violation des mesures restrictives de l’Union. Parmi les actes que les États membres devront qualifier d’infractions pénales figurent : l’aide aux personnes, faisant l’objet de mesures restrictives de l’Union, à contourner une interdiction de pénétrer sur le territoire de l’Union, faire le commerce de biens soumis à interdiction et mener des transactions avec des États ou des entités visés par des mesures restrictives. Le champ du projet de directive va au-delà du seul contournement d’un gel des avoirs.
Si la directive est adoptée, les sanctions dissuasives prévues en cas de violation ou contournement des sanctions seraient : pour les personnes physiques – selon l’infraction – une peine d’emprisonnement maximale de 5 ans (article 5 de la proposition) et pour les personnes morales – selon l’infraction- une amende maximale de 5 % du chiffre d’affaires mondial total réalisé par la personne morale concernée au cours de l’exercice financier précédant l’adoption de la décision infligeant une amende (art 7 de la proposition).
Cette évolution vers des sanctions pénales systématiques n’est pas anodine, dès lors qu’une décision de confiscation, telle que celle souhaitée par Mme Toussaint, ne peut intervenir qu’après jugement faisant suite à une infraction pénale…
La saisie des intérêts en attendant…
La proposition de la Commission ayant fait l’objet d’un accord entre le Parlement et le Conseil le 12 Décembre 2023, devrait être prochainement adoptée. Toutefois, la Commission souhaite aller plus loin en s’attaquant aux intérêts générés par les fonds actuellement gelés.
Le 13 décembre 2023, la vice-présidente de la Commission européenne chargée du respect des valeurs de l’Union et de la transparence, Věra Jourová, a indiqué que l’institution avait soumis au Conseil de l’UE une autre proposition législative afin d’instaurer un cadre pour la confiscation des profits générés par les avoirs publics russes gelés. Il s’agit d’identifier et de confisquer les profits générés par les actifs que la Banque centrale de Russie détient au sein de l’Union et en particulier dans les banques centrales de chaque Etat membre. Ensuite, ces intérêts seraient mobilisés en vue de contribuer au financement de la reconstruction de l’Ukraine.
Si cette proposition venait à être adoptée, les institutions financières de l’Union devraient placer tous les profits générés par les actifs gelés de la Banque centrale russe sur des comptes séparés. Cela permettrait “d’immobiliser les bénéfices nets et de les sécuriser afin qu’ils puissent être utilisés ultérieurement”, a déclaré un représentant de l’UE s’exprimant sous couvert d’anonymat.
Selon les estimations de la Commission, le montant des actifs de la Banque centrale russe immobilisés dans l’Union s’élèverait à environ 200 milliards d’euros. Toutefois, la proposition ne couvrirait que les bénéfices futurs et ne s’appliquerait pas rétroactivement.
Ainsi, lundi 29 janvier, les États membres de l’Union ont décidé à l’unanimité de geler des milliards d’euros de bénéfices exceptionnels générés par les avoirs de la Banque centrale de Russie. Ces bénéfices seront comptabilisés séparément et bloqués en attendant que les États membres s’entendent à l’unanimité sur la mise en place d’une “contribution financière au budget [de l’UE] qui sera prélevée sur ces bénéfices nets afin de soutenir l’Ukraine”.
…et bientôt les transférer au budget ukrainien ?
Le 12 février, le Conseil de l’UE a décidé que les dépositaires centraux de titres (c’est-à-dire l’organisme central de chaque Etat où sont déposés tous les titres financiers : en France et en Belgique, il s’agit d’Euroclear) détenant plus d’un million d’euros d’actifs de la Banque centrale de Russie doivent comptabiliser séparément les soldes de trésorerie extraordinaires accumulés en raison des mesures restrictives de l’Union. Ils doivent également conserver séparément les recettes correspondantes, ce qui leur interdit de céder les bénéfices nets qui en résultent.
Cette décision ouvre la voie à une autre décision du Conseil sur l’établissement éventuel d’une contribution financière au budget de l’Union prélevée sur ces bénéfices nets pour soutenir l’Ukraine, son redressement et sa reconstruction le moment venu. Cette contribution financière pourrait être acheminée par le biais du budget de l’Union à travers la facilité de paiement en faveur de l’Ukraine. Le 22 mars dernier, le Conseil européen, qui réunit les chefs d’États et de gouvernement de l’UE, mais qui n’a qu’un pouvoir d’impulsion politique et non décisionnaire, a appelé le Conseil, qui lui décide, à affecter ces fonds à l’Ukraine au plus vite.
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