Boucliers humains ou boucliers sanitaires : la définition par les textes
Auteur: Aurélien Lemasson, professeur de droit privé et sciences criminelles, Université de Limoges
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani
Les expressions “bouclier humain” ou “bouclier sanitaire” sont souvent utilisées lors des conflits armés, dans des circonstances très différentes. Face à des interprétations parfois très contradictoires des conventions internationales en la matière, nous avons choisi l’explication par les textes eux-mêmes.
L’utilisation de boucliers humains est régulièrement condamnée par les juridictions internationales, à commencer par les Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. Elle est souvent évoquée dans l’actualité, en particulier en Ukraine et au Proche-Orient. Encore que, dans bien des cas, il s’agisse plus de “boucliers sanitaires” que de “boucliers humains” à proprement parler. Quelle définition donnent de ces notions le droit international humanitaire et le droit international pénal ?
Que dit le droit international humanitaire ?
Les Conventions de Genève, du 12 août 1949, assurent la sécurité des personnes dans les zones dangereuses. Parmi ces conventions, la Convention III, relative au traitement des prisonniers de guerre, dispose ainsi qu’aucun “ne pourra, à quelque moment que ce soit, être envoyé ou retenu dans une région où il serait exposé au feu de la zone de combat, ni être utilisé pour mettre par sa présence certains points ou certaines régions à l’abri des opérations militaires” (article 23 al. 1er). La Convention IV, relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, dispose qu’“aucune personne protégée ne pourra être utilisée pour mettre, par sa présence, certains points ou certaines régions à l’abri des opérations militaires” (article 28). Et d’ajouter, en cas d’occupation de territoires, que “la Puissance occupante ne pourra retenir les personnes protégées dans une région particulièrement exposée aux dangers de la guerre, sauf si la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent” (article 49 al. 5). Les “personnes protégées” au sens de la Convention IV étant définies par son article 4.
Les Protocoles additionnels du 8 juin 1977 complètent tous les textes antérieurs, en tout cas pour les États qui les ont ratifiés officiellement. Le Protocole I, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, interdit formellement d’utiliser certaines cibles dans l’objectif de “mettre certains points ou certaines zones à l’abri d’opérations militaires, notamment pour tenter de mettre des objectifs militaires à l’abri d’attaques ou de couvrir, favoriser ou gêner des opérations militaires” (article 51 § 7). Ces cibles sont les suivantes :
– les “unités sanitaires” (article 12 § 4) ; cette expression “s’entend des établissements et autres formations, militaires ou civils, organisés à des fins sanitaires, à savoir la recherche, l’évacuation, le transport, le diagnostic ou le traitement – y compris les premiers secours – des blessés, des malades et des naufragés, ainsi que la prévention des maladies. Elle couvre entre autres les hôpitaux et autres unités similaires, les centres de transfusion sanguine, les centres et instituts de médecine préventive et les centres d’approvisionnement sanitaire, ainsi que les dépôts de matériel sanitaire et de produits pharmaceutiques de ces unités. Les unités sanitaires peuvent être fixes ou mobiles, permanentes ou temporaires” (article 8 § e).
– les “aéronefs sanitaires” (article 28 § 1) ; cette expression “s’entend de tout moyen de transport sanitaire par air” (article 8 § j).
– la présence ou les mouvements de la population civile ou de personnes civiles (article 51 § 7). En outre, “les Parties au conflit ne doivent pas diriger les mouvements de la population civile ou des personnes civiles pour tenter de mettre des objectifs militaires à l’abri des attaques ou de couvrir des opérations militaires” (ibid.). Le “statut de civil” rejoint en pratique celui “de non-combattant” (article 37 § 1 al. c). La Convention IV de 1949 indique que “les personnes civiles […] ne participent pas aux hostilités et […] ne se livrent à aucun travail de caractère militaire” (article 15 al. b). Et d’y inclure par ailleurs – fort logiquement – les personnes qui ne combattent plus en raison d’une blessure ou d’une maladie (al. a). Le Statut de Rome évoque les “personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention ou par toute autre cause” (art. 8 § 2 al. c).
Le Protocole II, relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux, prévoit seulement que les “personnes privées de liberté pour des motifs en relation avec le conflit armé” ne pourront être internées ou détenues dans des “lieux […] situés à proximité de la zone de combat” (article 5 § 2 al. c). Elles “seront évacuées lorsque les lieux où elles sont internées ou détenues deviennent particulièrement exposés aux dangers résultant du conflit armé, si leur évacuation peut s’effectuer dans des conditions suffisantes de sécurité” (même article). La protection est donc moindre en cas de guerre civile.
Que dit le droit international pénal ?
L’utilisation de boucliers humains constitue une violation grave du droit international humanitaire au sens du Protocole I (art. 89). Le Statut de Rome – texte fondateur de la Cour pénale internationale – la qualifie en conséquence de crime de guerre parmi “les autres violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés internationaux dans le cadre établi du droit international” (article 8 § 2 al. b du Statut). Ce même alinéa incrimine spécifiquement “le fait d’utiliser la présence d’un civil ou d’une autre personne protégée [par le droit international des conflits armés] pour éviter que certains points, zones ou forces militaires ne soient la cible d’opérations militaires” (n° XXIII). “L’utilisation de boucliers humains” est ensuite précisée par les Éléments des crimes (page 21 de ces derniers) – texte complémentaire qui est destiné à aider “la Cour à interpréter et appliquer” le Statut de Rome (art. 9 de ce dernier). Matériellement, l’auteur doit donc avoir déplacé la victime ou les victimes ou au moins avoir “tiré parti de l’endroit où elles se trouvaient”. Intentionnellement, il devait spécifiquement entendre “mettre un objectif militaire à l’abri d’attaques ou couvrir, favoriser ou gêner des opérations militaires”. Au passage, on relève que l’art. 461-19 du Code pénal français porte la même incrimination.
Exclusion des “guerres civiles” et des “boucliers sanitaires” en tant que tels
En conclusion, d’une part, cette incrimination des boucliers humains ne s’étend pas aux conflits armés sans “caractère international”, c’est-à-dire aux guerres communément qualifiées de civiles (article 8 § 2 al. c à f du Statut de Rome). D’autre part, “les bâtiments, le matériel, les unités et les moyens de transport sanitaires” sont certes protégés contre les attaques intentionnelles (article 8 § 2 al. b n° XXIV et al. e n° II du Statut de Rome) – et les “membres du personnel sanitaire” sont certes spécifiquement protégés contre le meurtre (art. 8 § 2 al. c n° I-1). Mais ils ne sont pas protégés contre l’utilisation comme boucliers sanitaires en tant que telle.
Les mêmes remarques sont valables concernant le livre IV bis du Code pénal français.
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