Dégradations liées à des attroupements et rassemblements : la note finale ira… au contribuable
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani, Yeni Daimallah et Loïc Héreng
Chaque fois que des manifestations tournent mal et occasionnent des dégradations, il existe un payeur final : l’État. Depuis très longtemps, l’État indemnise les victimes de “crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés”. Une solidarité nationale qui s’applique lorsque certaines conditions sont réunies
Les historiens font remonter au roi Clotaire II le droit des victimes de dégâts liés aux attroupements ou rassemblements à être indemnisées par la collectivité publique : un édit du 18 octobre 614 établissait un système de responsabilité collective des habitants en cas de vol sur le territoire d’une paroisse. Si, depuis 1983, cette charge de solidarité nationale a été transférée à l’État à certaines conditions, il est bon, en tout premier lieu, de se faire une idée de l’enjeu financier.
Quelques “notes” passées que l’État a dû payer
Quelques exemples de jugements permettent d’évaluer l’enjeu financier. Le 14 juin 2016, en marge de manifestations contre la loi Travail dite “El Khomri”, une “nuit debout” est organisée à Paris : l’entreprise JC Decaux voit plusieurs de ses abribus et panneaux publicitaires dévastés. Les assureurs indemnisent et laissent à la charge de JC Decaux une franchise d’environ 54 000 euros. JC Decaux se retourne alors contre l’État. Le juge condamne ce dernier à indemniser JC Decaux à hauteur de la même somme, plus les frais de justice (Cour administrative d’appel (CAA) de Paris, 21 mars 2023).
À Calais, en mai 2019, environ deux cents gilets jaunes manifestent, un garage automobile est saccagé. Les assureurs indemnisent le propriétaire pour plus de 83 000 euros et se retournent contre l’État, qui est condamné à indemniser à hauteur de la même somme, plus les frais de justice (CAA Douai, 9 mars 2023). À Lyon, les manifestations de gilets jaunes le 4 avril 2019 débouchent sur une casse massive de mobilier urbain. La société Philippe Védiaud, propriétaire, obtient près de 103 000 euros à la charge de l’État, plus frais de justice (CAA Lyon, 23 févr. 2023).
À Paris, mécontents d’avoir été refoulés de la “fan zone” créée près de la Tour Eiffel à l’occasion de la finale du championnat d’Europe de football opposant la France au Portugal et qui était sous-dimensionnée, certains supporters se mettent à dégrader le matériel en place. L’assureur indemnise et se retourne ensuite contre l’État. Facture : près de 45 000 euros (CAA Paris, 27 janv. 2023).
Les sommes peuvent être moins élevées mais se cumuler. Autant de devantures cassées en marge d’une manifestation, autant d’indemnisations : 8 000 euros pour la devanture d’une agence bancaire (CAA Toulouse, 17 janv. 2023), 11 000 pour une autre agence endommagée (CAA Toulouse, 17 janv. 2023), 5 200 pour un distributeur démoli (CAA Toulouse, 17 janv. 2023), 22 000 pour un restaurant dans lequel les gilets jaunes ont fait entrer une pelleteuse volée sur un chantier non loin (CAA Paris, 12 mai 2022). Même chose pour les dégâts régulièrement occasionnés sur les trains par exemple, lors de manifestations (CAA Nantes, 20 mai 2022 : environ 15300 euros pour la SNCF), pour les incendies provoqués (CAA Paris, 10 mai 2022 : 45 000 euros pour un toit qui brûle en raison d’une fusée incendiaire lancée), pour les péages autoroutiers saccagés (Conseil d’État 29 sept. 2021 : env. 20 000 euros).
À cela s’ajoutent les indemnisations qui ne passent pas par le juge, l’État préférant éviter le procès car il sait qu’il perdra. Les sommes peuvent être énormes : il n’est qu’à songer au coût unitaire d’une rame de tramway ou d’un bus qui brûle.
Sur quel fondement juridique l’État doit-il indemniser ?
À la Révolution, la loi du 10 vendémiaire an IV prolongea une règle édictée sous la Royauté : “tous les citoyens habitant la même commune sont garants civilement des attentats commis sur le territoire de la commune soit envers les personnes soit envers les propriétés”. C’était donc la commune qui indemnisait les préjudices liés aux émeutes et attroupements.
La loi du 7 janvier 1983 (dite loi Deferre) a transféré cette charge vers l’État. Cette loi est codifiée à l’article L211-10 du code de la sécurité intérieure.
Quand s’applique ce régime d’indemnisation ?
En pratique, lorsqu’un magasin privé est dévasté ou pillé, l’assureur indemnise le propriétaire assuré et ensuite se retourne contre l’État (et l’assuré peut aussi réclamer à l’État la franchise qu’il a assumée le cas échéant). Si c’est un édifice public qui est dégradé, soit il est assuré, et donc l’assureur indemnise et se retourne contre l’État. Soit, comme c’est souvent le cas des monuments historiques, l’édifice n’est pas assuré, et c’est donc l’État qui indemnisera entièrement la commune propriétaire (Conseil d’État, 18 nov. 1998).
Ainsi, l’État est tenu d’indemniser toute victime (y compris donc les communes dont les écoles ou les mairies sont brûlées) d’agissements criminels ou délictueux. La principale difficulté juridique posée par ce texte est la notion “d’attroupement” ou de “rassemblement”, qui n’est pas définie. C’est donc le juge qui, au cas par cas, décide, ce qui l’a obligé à développer certaines conditions pour que l’État soit tenu d’indemniser.
La condition du lien entre dégradations et protestations
D’abord, les regroupements en cause doivent être plus ou moins spontanés, en marge d’une manifestation. Soit les manifestants eux-mêmes commettent ces délits, et le lien entre les déprédations et l’attroupement est clair. Soit une bande se crée en marge de la manifestation et commet des déprédations. Dans ce dernier, l’État n’est condamné que s’il existe un lien entre les méfaits commis et la manifestation principale. Ainsi, lorsque deux adolescents sont décédés après être entrés en collision à scooter avec une voiture de police à Villiers-le-Bel (93), une foule s’était rassemblée en protestation, puis des groupes se sont formés pour dégrader une caserne de pompiers et les commerces environnants à coups de cocktails Molotov et de bats de base-ball. L’assureur d’un propriétaire d’un garage automobile dévasté a réclamé une indemnisation devant le juge administratif : le Conseil d’État lui donna gain de cause, estimant que les casseurs en question étaient bien liés au mouvement de protestation spontané qui s’était déclenché à la suite du décès des deux adolescents (Conseil d’État 30 déc. 2016). Inversement, lorsque l’atteinte aux biens résulte d’une opération organisée sans lien avec une manifestation, le régime juridique est celui du simple délit ou crime, qui se règle devant le juge pénal, lequel peut décider que le coupable indemnisera la victime (par exemple Conseil d’État 16 juin 2017, à propos d’un commando qui s’en était pris à un convoi transportant un rotor destiné à une centrale électrique, et l’a jeté à la mer).
Une jurisprudence pas toujours claire
Reste qu’entre ces deux exemples bien clairs, le juge hésite parfois : ainsi, lorsque, en Guadeloupe, des jeunes pillent un centre commercial alors qu’ils participaient auparavant à une manifestation sur un rond-point à proximité, le juge estime que l’État doit indemniser (CAA Bordeaux, 9 mai 2017 : environ 73 000 euros). Inversement, lors des manifestations contre la loi El Khomri, le juge a distingué entre les dégâts causés par les manifestants ou en marge, et les autres dégâts causés hors du parcours de la manifestation, sans lien (CAA Paris, 21 mars 2023).
Autrement dit, les dégâts résultant de “simples” pillages ou saccages prémédités en dehors de tout rassemblement, ne donnent pas lieu à indemnisation par l’État. Ils relèvent du seul juge pénal qui le cas échéant condamnera les coupables à indemniser les victimes.
Dans le cas des saccages actuels, les leçons tirées des décisions de justice liées aux gilets jaunes peuvent s’appliquer. Si dans certains cas le juge décide que le saccage est lié à la protestation contre la mort du jeune Nahel, l’État devra indemniser. Ce sera probablement le cas à propos des incendies d’édifices publics, des saccages de devantures dans certains quartiers par exemple. Dans d’autres cas, le juge pourra estimer que les actes commis sont prémédités et relèvent du pillage en commando, sans lien avec les protestations (si ce n’est une concomitance opportuniste). Alors l’État n’aura pas à indemniser.
À noter enfin qu’aux termes de l’article L211-10 du code de la sécurité intérieure, “L’État peut également exercer une action récursoire (autrement dit se retourner) contre les auteurs du fait dommageable”, pour qu’il assume les conséquences financières de ses actes. Une faculté qui semble bien illusoire au regard du coût de certains saccages et des ressources des saccageurs.
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