Enquête 1/2 : Harcèlement, intimidations, les fact-checkeurs en danger
Autrices : Émeline Sauvage, journaliste, avec Clotilde Jégousse, rédactrice
Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng et Emma Cacciamani
Sur internet, à la télévision ou en presse écrite, les fact-checkeurs sont partout et sont désormais les indispensables des rédactions. Mais à l’heure des réseaux sociaux et des tentatives de contrôle de l’information, restituer la vérité peut devenir un métier à haut risque.
ENQUÊTE. Fact-checkeur – vérificateur des faits en bon français – : voilà une activité qu’on ne présente plus depuis plusieurs années. Avec l’explosion d’internet et une liberté de la presse menacée dans un nombre croissant de pays, la vérification des faits est une arme indispensable contre ceux qui cherchent à manipuler l’information. Les grands médias français ou internationaux sont maintenant dotés de pôles uniquement dédiés au fact-checking. Mais ce journalisme gêne de plus en plus. Covid-19, dérèglement climatique, conflits internationaux ou simples opinions politiques : les fact-checkeurs s’attaquent parfois aux sujets les plus sensibles et contrecarrent des idées particulièrement clivantes et bien ancrées. Depuis l’émergence de la profession, qui est allée de pair, au tournant des années 2005, avec l’émergence des réseaux sociaux, un certain nombre de fact-checkeurs font l’objet de harcèlement ou de menaces régulières du fait de leur travail. Une situation qui s’aggrave et qui inquiète jusqu’aux députés européens.
Une guerre aux fausses informations sur les réseaux sociaux
Le fact-checking fait son apparition dans les années 90 aux États-Unis, ainsi qu’en France en 1995, sous la forme de l’émission “Arrêts sur image”. La profession est encore une activité de niche jusqu’à sa démocratisation dans les années 2010, avec la massification de l’information et l’émergence des réseaux sociaux. Ceux-ci deviennent le théâtre des luttes politiques et sociales, et redessinent les contours de la profession. D’abord parce que les réseaux sociaux permettent à chacun de s’exprimer sans prendre les précautions de vérification, auxquelles se soumettent les médias. Ensuite car les utilisateurs de TikTok ou Twitter peuvent être instrumentalisés par des groupes favorisés par les algorithmes des grandes plateformes numériques.
“Celui qui détient l’information, détient le pouvoir” : rarement la célèbre maxime d’Adam Smires a fait autant écho qu’aujourd’hui. Depuis quelques années, le fact-checking est en constante évolution et s’étend à vitesse grand V. Jean-Baptiste Jangène Vilmer, chercheur et directeur de l’Institut de recherches stratégiques de l’École militaire (IRSEM) explique cela par une augmentation de la “guerre aux fausses informations’’ qui “déborde largement le cas russe et [qui] a été accélérée par la montée des populismes’’ dans le monde.
Mais, rarement aussi, le fact-checking a été si nécessaire que depuis le début de la guerre en Ukraine. Sur Facebook, Twitter ou Instagram, des centaines de faux comptes pro-russes, pour beaucoup générés par une intelligence artificielle, discréditent l’ennemi ukrainien en diffusant des fake news. Des informations constamment démenties par les services de fact-checking indépendants, ou provenant de grands médias ou d’agences de presse. S’il était déjà difficile d’être un journaliste libre en Russie, la guerre en Ukraine menace encore plus leur vie aujourd’hui.
Le fact-checkeur dérange
La restitution de la vérité peut-être trop contrariante pour ceux qui la déforment. Si les journalistes se sont souvent attiré les foudres de ceux qu’ils dénoncent ou contrarient, l’expansion, presque soudaine, du fact-checking, a créé un tournant dans la profession.
Traditionnellement, ce sont les journalistes enquêteurs qui sont la cible des harceleurs. Mais les fact-checkeurs, qui remettent en question des récits officiels, des constats sur lesquels des politiques publiques peuvent être fondées, sont de plus en plus exposés. Ils contredisent ceux dont ils parlent, en s’appuyant sur les faits ou, dans le cas des Surligneurs, sur le droit. Difficilement discutables, assurément déstabilisants, les articles trouvent alors un déferlement de haine pour seul écho.
Les fact-checkeurs s’inscrivent dans ce que le sociologue Gérald Bronner appelle le “nouveau marché de l’information”. Un monde dans lequel un volume massif d’informations circule à très grande vitesse, et où les algorithmes polarisent les débats. Des algorithmes sur les réseaux sociaux qui facilitent le travail de trolls en tout genre, des militants qui peuvent, sans structure préétablie, intervenir par milliers pour déstabiliser un ou une journaliste en quelques heures.
Dans la presse en général, les femmes journalistes sont d’ailleurs la cible privilégiée des harceleurs. Elles sont davantage et plus gravement touchées par le phénomène, selon le rapport du Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies sur “la sécurité des journalistes et la question de l’impunité” soumis à l’Assemblée générale en 2017. Dans le cadre d’une étude réalisée en 2020 par l’UNESCO et le Centre international des journalistes sur la violence en ligne à l’égard des femmes journalistes, 73 % des femmes journalistes interrogées sur le fait d’avoir subi des violences en ligne répondaient par l’affirmative.
La France n’est pas épargnée
Julien Pain, journaliste et animateur de l’émission “Vrai ou Fake” sur France Info TV est un des visages du fact-checking en France. Il subit régulièrement des appels à la violence. “Devant l’avalanche de commentaires insultants et menaçants, je dois fermer les commentaires sur mes prochains tweets. C’est notre liberté d’expression à tous que ces trolls d’extrême droite tentent de museler’’ a-t-il publié récemment sur son compte Twitter.
Mais la tête d’affiche de France Info est très loin d’être un cas isolé en France. Samuel Laurent, ancien fact-checkeur à l’origine des “Décodeurs” du journal Le Monde, s’était lui aussi déconnecté des réseaux sociaux pendant quelque temps, en réaction à une vague de cyber-harcèlement. Beaucoup de journalistes font état de cet acharnement sur les réseaux sociaux, comme Manon*, journaliste française. “Au cours de mes premières semaines de vérification des faits, j’ai contacté quelqu’un sur Messenger avec mon profil, en utilisant mon vrai nom. Cette personne a ensuite décidé de donner des captures d’écran de nos échanges privés, y compris mon nom complet et ma photo, à un groupe Facebook public, qui comprenait principalement des militants d’extrême droite et des hooligans” raconte-t-elle aux Surligneurs. Elle dit également avoir “reçu des commentaires et des messages privés” haineux pendant les campagnes électorales françaises de 2022.
Julie Charpentrat, journaliste au sein de la cellule de fact-checking de l’AFP, a couvert la désinformation liée au Covid-19, activité qui l’a laissée en proie aux messages de haine sur les réseaux sociaux. Comme elle, des dizaines de journalistes fact-checkeurs français suscitent la haine lorsqu’ils abordent les sujets qui clivent.
Selon une étude menée par Reset Tech entre 2020 et 2021, en amont de la dernière campagne présidentielle en France, les partisans d’extrême droite seraient les plus virulents en matière de harcèlement et de propos haineux sur les réseaux sociaux. Un harcèlement récurrent qui s’explique par une forte mobilisation sur les réseaux sociaux des mouvements d’extrême droite. Lorsqu’un fact-checkeur français traite des extrêmes politiques, de l’épidémie du Covid, ou des différents conflits qui font rage, il doit désormais se préparer à l’éventualité d’un harcèlement en ligne. Un constat partagé par Julien Pain, qui dénonce un dénigrement perpétuel des antivax et de l’extrême droite.
Soigner le mal par le droit
Menaces de mort, signalement de comptes Twitter, harcèlement en ligne, appels au lynchage médiatique : de plus en plus de fact-checkeurs témoignent de violences verbales ou physiques quasi systèmatiques. Certains journalistes font état de burn-out autour d’eux, d’une recrudescence et d’une presque banalisation du harcèlement en ligne. Un trop plein qui a poussé une trentaine de rédactions du panorama médiatique français à interpeller le gouvernement en 2021 sur le harcèlement et les tentatives d’intimidations intentées par des groupes d’extrême droite.
Au niveau européen, des voix s’élèvent aussi pour demander une réponse taillée à la mesure du phénomène. Isabelle Wiseler-Lima, députée européenne membre du Parti populaire européen, en a fait son cheval de bataille. Intervenue sur le sujet en novembre 2020 et en février 2021 lors de sessions plénières au Parlement européen, elle a appelé à légiférer pour encadrer les “tribunes de haine” sur les réseaux sociaux, qui permettent “la désinformation la plus totale, les théories complotistes, le plus souvent dans l’impunité la plus complète”. La députée prépare un rapport sur la sécurité des journalistes, dont la première mouture sera rendue publique ce mercredi 25 janvier, et dont l’adoption par les députés devrait intervenir d’ici au mois de juillet.
Si les pouvoirs publics doivent agir, pour certains, il en est aussi et surtout de la responsabilité des administrateurs de réseaux sociaux, qui devraient réguler la présence de propos haineux en ligne. Pourtant, là aussi, les perspectives sont inquiétantes. Le PDG de Twitter, Elon Musk, a notamment décidé de la dissolution du conseil de confiance et de sécurité du réseau social début décembre. L’organisme interne, composé de représentants du monde associatif et de militants des droits humains, œuvrait précisément en faveur de la modération des contenus haineux et dangereux. Il n’a à ce jour pas été remplacé. La même semaine, Twitter est également apparu dans le viseur des Nations Unies, pour avoir arbitrairement suspendu les comptes de journalistes américains. De quoi laisser songeur, à l’heure où Donald Trump réclame son retour sur Facebook.
Second volet à paraître mercredi 25 janvier.
*Le nom de l’intervenante a été volontairement modifié pour assurer sa sécurité.
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