Quel est le cadre légal d’usage des armes pour les policiers ?

Création : 24 octobre 2022

Autrice : Juliette Bezat, rédactrice 

Relecteurs : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay

Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani, Yeni Daimallah et Loïc Héreng

Crédits photo : Sebastian Roché, tous droits réservés

DOSSIER. L’annonce de décès liés à des tirs policiers sur des occupants de véhicules depuis le début de l’année 2022 a déclenché une vague d’indignation et replacé, à nouveau, la question des conditions d’usage des armes des policiers dans le débat public. Une étude publiée à la rentrée 2022 conclut que ces tirs mortels auraient été multipliés par cinq depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2017 relative à la sécurité publique. Les Surligneurs vous proposent un retour sur l’évolution du cadre d’usage des armes et une analyse des conséquences de la loi de 2017 par le chercheur Sebastian Roché. 

Deux lois ont fait évoluer le cadre légal d’usage des armes pour les policiers : celle du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale ; et celle du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, laquelle est aujourd’hui la cible de plusieurs critiques.  

Jusqu’en 2016, le Code de la sécurité intérieure (CSI) renvoyait les policiers au seul principe de légitime défense

Avant la loi du 3 juin 2016, le Code de la sécurité intérieure renvoyait les policiers uniquement au principe de légitime défense inscrit dans le Code pénal. Les gendarmes et les militaires des armées, quant à eux, disposaient déjà d’un cadre d’usage spécifique, en plus du cadre de la légitime défense. 

Le principe de légitime défense s’applique à tous les citoyens, y compris les policiers, les gendarmes et les militaires des armées. Ces derniers doivent respecter trois conditions de la légitime défense pour soi-même ou pour autrui : l’actualité de la menace (il faut que celle-ci soit immédiate) ; l’absolue nécessité (on ne peut faire autrement qu’utiliser l’arme) ; et enfin, la stricte proportionnalité dans l’usage de l’arme. 

La loi du 3 juin 2016 marque une première étape dans l’évolution du cadre d’usage des armes avec l’introduction de la notion de périple meurtrier

La loi du 3 juin 2016 “renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale” marque une première étape dans l’évolution du cadre d’usage des armes des policiers. Elle est élaborée dans un contexte particulier, puisque depuis 2015 la France est frappée par des attentats terroristes meurtriers. Ce sont les attentats de janvier et novembre 2015 qui amènent le législateur à intégrer la notion de périple meurtrier dans ce qui deviendra la loi du 3 juin 2016. 

L’article 51 de la loi insère un nouvel article dans le Code pénal. Il prévoit une procédure particulière pour les policiers, les gendarmes, les militaires des armées et les douaniers : en plus des cas de légitime défense, les policiers peuvent neutraliser un individu armé venant de commettre plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre et dont on peut légitimement supposer qu’il se prépare à en commettre d’autres – et ce alors même que l’individu ne représente pas une menace immédiate (on sort donc du cas de légitime défense). 

Le législateur a ainsi tiré les leçons des attentats de 2015. Car, à Dammartin-en-Goële, c’est parce que les frères Kouachi qui s’étaient retranchés dans une imprimerie en sont sortis en tirant sur les gendarmes du GIGN que ces derniers ont pu ouvrir le feu en riposte, au titre de la légitime défense. De même, les policiers du RAID et de la BRI parisienne ont ouvert le feu en riposte aux tirs d’Amedy Coulibaly retranché dans le magasin Hypercacher de la porte de Vincennes. 

Désormais, le policier, le gendarme, le militaire déployé sur le territoire national ou l’agent des douanes peut faire usage de son arme dans le but d’empêcher la réitération probable d’un ou plusieurs meurtres ou tentatives venant d’être commis, et ce, sans être pénalement responsable. 

La loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique fait évoluer le cadre d’usage des armes des policiers sur le modèle de celui des gendarmes 

La loi du 28 février 2017 a, elle aussi, été votée dans un contexte sensible. L’agression violente de policiers, en octobre 2016, à Viry-Châtillon, ainsi que les manifestations policières qui s’en sont suivies, amènent le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve à étendre le cadre d’usage des armes par les policiers. Le projet de loi est porté devant le Parlement par son successeur, Bruno Le Roux. Les socialistes, alors majoritaires, adoptent le texte dans un contexte d’autant plus tendu que, ce même mois de février 2017, survient l’affaire Théo à Aulnay-sous-Bois. 

Le texte prévoit d’aligner le cadre d’usage des armes des policiers sur celui des gendarmes. Le législateur regroupe dans un unique article du Code de la sécurité intérieure (CSI) les différents cadres déjà existants, la légitime défense et le périple meurtrier (l’article 122-41 du Code pénal est abrogé), et y ajoutent trois nouvelles circonstances dans lesquelles les policiers peuvent utiliser leur arme, sur le modèle du cadre d’usage des armes alors en vigueur pour les gendarmes et les militaires des armées sur le territoire national  : 

2° Lorsque, après deux sommations faites à haute voix, ils ne peuvent défendre autrement les lieux qu’ils occupent ou les personnes qui leur sont confiées ;

3° Lorsque, immédiatement après deux sommations adressées à haute voix, ils ne peuvent contraindre à s’arrêter, autrement que par l’usage des armes, des personnes qui cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et qui sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ;

4° Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui. 

Les circonstances prévues aux alinéas 3 et 4 particulièrement critiquées 

Ce sont notamment les troisième et quatrième alinéas qui sont mis en cause par plusieurs chercheurs et politiques. Le quatrième alinéa, qui renvoie aux situations de refus d’obtempérer, est d’autant plus critiqué que depuis le début du mois de janvier, au moins onze décès ont été causés par des tirs policiers sur son fondement. L’agent est autorisé à ouvrir le feu s’il considère que les occupants d’un véhicule sont « susceptibles » de nuire à sa propre vie ou à celle d’autrui.

“La loi a-t-elle rendu les policiers irresponsables ?” : l’étude qui met en cause la loi de 2017

Dans une étude récente, les chercheurs Sébastian Roché (CNRS), Paul Le Derff (Université de Lille) et Simon Varaine (Université de Grenoble) établissent un lien direct entre l’entrée en vigueur de la loi de 2017 et la multiplication par cinq du nombre de personnes se trouvant dans des véhicules tuées par des tirs policiers.

Les trois chercheurs balayent les chiffres avancés par le ministre de l’Intérieur qui justifie l’augmentation des tirs dans le cadre de refus d’obtempérer par l’augmentation même de ces refus : un toutes les trente minutes, pour un total de 27 700 refus. Or, dans le cas de la première donnée, la base horaire ne rendrait “pas compte du risque moyen par policier” : “plus un pays est grand, plus il compte de policiers, plus un phénomène sera fréquent”. Pour la seconde donnée, les chercheurs estiment que comptabiliser les situations qui ne présentent pas de danger pour les policiers ne permet pas de mesurer véritablement le phénomène. Le nombre de refus dangereux s’élèverait ainsi à 4 500. 

Il existe pourtant bien une augmentation du nombre de refus graves d’obtempérer à partir de 2017 : le nombre moyen sur la période 2012-2016 étant de 2 800, il aurait été multiplié par 1.35, soit 3 800 en moyenne chaque année depuis 2017. Toutefois, cette augmentation ne saurait expliquer à elle seule “la multiplication par 5 du nombre de tirs mortels sur véhicules en mouvement entre ces deux périodes (…) Les refus auraient commencé à augmenter avant la loi, tandis que les tirs mortels n’ont augmenté qu’après”. 

En plus de la codification légale, le système de police dans son ensemble a une influence sur le comportement des agents : la sélection, la formation, la discipline et la supervision

Ainsi, Roché, Le Derff et Varaine réfutent “la croyance selon laquelle le comportement du policier peut être expliqué de manière satisfaisante par les caractéristiques d’une confrontation”. Ainsi, en plus de la codification légale, le système de police dans son ensemble a une influence sur le comportement des agents : la sélection, la formation, la discipline et la supervision. 

Le décalage entre les objectifs croissants de recrutement et le nombre de candidats a des incidences sur la sélection et la formation : “pour atteindre les objectifs politiques de recrutement en un temps court de 10 000 agents supplémentaires, assignés lors du premier mandat d’Emmanuel Macron, près d’un candidat sur cinq est désormais admis dans les rangs de la police, contre un sur cinquante il y a dix ans.” La durée de la formation en école aurait, quant à elle, été réduite de douze à huit mois depuis le mois de juin 2020 et les policiers n’effectueraient par ailleurs pas l’intégralité des exercices annuels de tirs prévus par la réglementation. 

Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des polices dans l’Union européenne, a accepté de répondre aux questions des Surligneurs pour approfondir cet éclairage.

Les Surligneurs (LS) : En quoi la loi de 2017 serait-elle problématique ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une question de formation des policiers ?

Sebastian Roché : Concernant la loi, ce qui est certain, c’est qu’une législation plus permissive en matière d’usage des armes est un cadre favorable à l’usage des armes. Dans les pays où les homicides policiers sont fréquents, les autorités prennent parfois des mesures pour limiter leur nombre. On remarque alors que les règlements administratifs, qui dépendent des responsables de la police, ont un effet net. Ainsi, à New York en 1973 et à Los Angeles en 1977, les municipalités qui dirigent les polices ont voulu que des règles plus restrictives que celles de l’État fédéral s’appliquent. Les chefs des polices en question ont donc, par voie d’instruction interne, changé les règles concernant les tirs sur les suspects qui s’enfuient. L’effet de diminution a été immédiat. Le cas français montre que la règle fonctionne en sens inverse : plus de latitude dans l’usage des armes provoque plus d’homicides policiers. Le problème est donc avant tout celui du cadre réglementaire. 

Il est possible que la formation soit en cause, mais on ne dispose d’aucun élément qui le démontre formellement. Si c’était le cas, ce serait la baisse des exigences du recrutement (la baisse du niveau des entrants) d’une part, et la baisse de la durée de formation en école d’autre part. En effet, une revue de littérature montre que les agents qui ont un plus faible niveau scolaire font plus souvent usage de leur arme ; de plus, on constate que les pays où les policiers tuent moins par des tirs sont ceux où ils sont plus longuement formés (Danemark, Allemagne), et inversement (France, États-Unis).

LS : Constate-t-on une différence dans le nombre d’ouvertures du feu et de tirs mortels dans le même cadre légal entre gendarmes et policiers ? Si oui, comment l’expliquer ?

Sebastian Roché : On peut constater cette différence entre la police et la gendarmerie, non seulement concernant l’ouverture du feu, mais aussi concernant le nombre de personnes tuées par des tirs. C’est un fait statistique, et probablement un fait social (une réalité qui a des déterminants). Cela dit, on ne connaît pas de manière certaine les causes de la fréquence des tirs et du nombre de personnes tuées par chacune des deux forces en France, ni l’explication de cette différence. Ce sont deux questions distinctes d’ailleurs. Dans la littérature spécialisée qui est composée de revues comme Homicide Studies ou Policing and Society, les homicides policiers sont associés au niveau d’homicides dans la société. Ainsi, dans les pays où les niveaux de violences mortelles par armes sont très élevés, la violence policière par arme est elle aussi très élevée, comme au Brésil ou aux États-Unis. Et inversement, comme en Europe. Les homicides policiers sont également fréquents dans les pays à fortes inégalités sociales, la police garantissant la position des groupes socialement et économiquement dominants. 

Mais ces explications ne permettent pas de rendre compte des différences entre la police et la gendarmerie en France. On peut d’emblée écarter une explication : l’exposition aux refus d’obtempérer. En effet, si l’on regarde l’évolution du nombre de refus d’obtempérer présentant un risque grave entre la période d’avant la loi de 2017 (cinq années) et celle d’après (cinq années), on remarque que les gendarmes y sont exposés comme les policiers. On attendrait donc que les évolutions du nombre des tirs mortels soient les mêmes. Pourtant, ce n’est pas le cas : l’usage mortel des armes est devenu un peu plus fréquent pour la gendarmerie et beaucoup plus fréquent pour la police. Il semble donc que des facteurs internes aux forces existent. Ces écarts sont par exemple vérifiés pour les contrôles d’identités, moins brutaux et moins discriminatoires envers les minorités côté gendarmerie GN, comme le montre l’étude que j’ai publiée dans “La Nation inachevée. Les jeunes face à l’école et la police”. Il se peut que les signaux envoyés par la haute hiérarchie, le contrôle interne et la qualité de l’encadrement intermédiaire en fassent partie. Ce serait intéressant de le vérifier.

LS : Le discours des politiques est-il aussi un facteur à prendre en compte ?

Sebastian Roché : Les agents sont sensibles au cadre légal d’une part, mais également à la « culture d’entreprise” d’autre part. Dans le cas français, le ministre s’implique dans les opérations de police, au contraire du Royaume-Uni par exemple. Il participe activement à la culture professionnelle d’une double manière. Par les instructions qui orientent l’activité des agents, mais aussi par les signaux symboliques qu’il envoie. Il s’agit par exemple des cérémonies et des distributions de médailles et récompenses, mais également des discours où il présente le jugement de la hiérarchie. Il peut donc légitimer ou délégitimer l’usage des armes. Le caractère inflammatoire des propos des hauts responsables gouvernementaux a été étudié et vérifié aux États-Unis. Il est probable que cela fonctionne aussi en France. Je souligne au passage que le ministère de l’Intérieur n’a pas, jusqu’à présent, produit de document d’analyse des déterminants des tirs, et notamment des tirs mortels. Présenter des taux annuels n’est pas une analyse, c’est une description. La faiblesse de l’approche statistique n’aide pas le ministre à bien appréhender le phénomène des tirs policiers mortels.

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