3/4 – Les influenceurs de Bruxelles : lobby ou cabinets de conseils ?
Dernière modification : 22 juin 2022
Autrice : Justine Coopman, rédactrice Europe, Clément Legros, journaliste
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Lobby ou cabinets de conseils, quelle différence ? C’est la question que Les Surligneurs se sont posée à la suite d’un article d’Euractiv détaillant les millions dépensés chaque année par l’Union pour avoir l’expertise des Big Four, les quatre sociétés de conseil les plus importantes du marché : PwC, Deloitte, KPMG et EY (Ernst & Young).
La sémantique nous égare parfois. Les lobbies ont pour but de faire pencher les politiques publiques en faveur des intérêts qu’ils défendent et font à ce titre partie du jeu démocratique comme nous l’avons déjà souligné. Les cabinets de conseil, eux, éclairent les décideurs publics dans l’élaboration de leurs décisions, théoriquement en toute impartialité. Mais, à travers eux, l’écho d’intérêts privés est parfois audible.
“Le public a le droit de savoir”. C’est ce qu’affirme Emily O’Reilly, Médiatrice européenne, pour qui les jeux d’influence pesant sur les politiques européennes doivent être rendus public. La transparence à l’échelle des 27 est un enjeu inscrit à l’article 11 du Traité sur l’Union européenne. En l’état actuel, Bruxelles fait preuve de bonne volonté. Depuis 2011, il existe un registre de transparence commun au Parlement et à la Commission qui recense près de 12 500 inscriptions, dont 550 cabinets de conseil. Par comparaison, en France, d’après “L’Observatoire du lobbying 2021” publiée le 27 avril dernier par Smart Lobbying, une société d’analyse, auquel Les Surligneurs ont eu un accès privilégié, sur les 2337 organisations inscrites au registre de la Haute Autorité de la Transparence, à peine 5 % sont des cabinets de conseils. De leur côté, les sociétés commerciales représentent 29,5% des lobbies en France.
“Lobby”, un mot tiroir
En droit européen, le registre de transparence traite indifféremment lobbyistes et consultants. L’accent est mis sur “ce que vous faites” plutôt que “qui vous êtes”, affirme le Secrétariat du registre de transparence européen. L’activité d’influence directe ou indirecte sur les politiques publiques est le seul critère pris en compte.
En cela, les auteurs de cette influence sont regroupés sous le terme générique de “représentants d’intérêts” ou “lobby”. Le lobby est un mot-tiroir. Il désigne en fait différents organismes dont l’activité d’influence est tournée vers l’objectif de faire pencher les décideurs publics en leur faveur : sociétés commerciales, cabinets d’avocats, associations, syndicats ou encore, organismes professionnels. Et bien sûr, les cabinets de conseils. Mais pas toujours.
Comme le soulignent le Parlement et la Commission européenne dans l’accord interinstitutionnel à l’origine du registre de transparence, les cabinets de conseil appelés par les membres de l’union pour éclairer leur prise de décision ne sont, de manière générale, que de simples consultants ne représentant pas d’intérêts particuliers. Leur expertise sur les thèmes discutés est une source d’influence incontestable. La question est de savoir si ces conseillers sont impartiaux ou s’ils représentent les intérêts d’un tiers les conduisant à chercher à faire pencher la décision publique en faveur de ceux-ci. S’ils représentent des intérêts, alors ils entrent dans la catégorie des “représentants d’intérêts”. Et, dès lors, l’inscription au registre de la transparence devient une nécessité.
L’attitude incitatrice des institutions européennes
Pour encourager cette inscription, des incitations sont mises en œuvre à la fois par le Parlement et la Commission. Par exemple, pour accéder aux locaux du Parlement européen, l’inscription au registre de transparence est obligatoire, même s’il ne donne pas un droit d’accès automatique (partie VI, point 29 de l’accord interinstitutionnel). Cette obligation sera probablement bientôt étendue au Conseil de l’Union européenne, co-législateur avec le Parlement.
Une fois enregistrés, les représentants d’intérêts n’ont qu’à bien se conduire. En effet, dès lors, ils adhèrent à un Code de conduite : honnêteté et loyauté dans leurs méthodes, voilà à quoi ils s’engagent. Cela implique de déclarer les intérêts qu’ils défendent , par qui et avec quels moyens. Le non-respect de ces obligations peut notamment entraîner la radiation du registre ou la perte du droit d’accès aux locaux. Une réinscription et une nouvelle accréditation est possible par la suite, selon les cas et en fonction du respect du Code de conduite. Ces sanctions ont déjà été appliquées : par exemple Monsanto a été exclu des locaux du Parlement européen en 2017 pour ne pas avoir participé à une audience parlementaire.
Le conflit d’intérêts : un risque récurrent
“Construire un monde meilleur”, “Bâtir une société de confiance”, “Concilier impératifs économiques et bien commun”. Non, ce ne sont pas les slogans d’entreprises du BTP mais les valeurs affichées sur le site web des Big Four. Contrairement aux lobbies, les cabinets de conseil sont appelés par les décideurs politiques eux-mêmes, qui les rémunèrent pour obtenir leur expertise. En effet, ce sont des millions d’euros dépensés pour obtenir des études et consultations.
Épinglée par la Médiatrice européenne dans un avis du 25 novembre 2020, l’Europe est appelée à renforcer ses processus de prévention des conflits d’intérêts et revoir sa copie en matière financière. Le risque de conflit d’intérêt apparaît régulièrement. Dernier exemple marquant, l’affaire Black Rock dans laquelle la Commission européenne a été pointée du doigt pour avoir choisi comme conseiller le premier gestionnaire d’actifs au monde spécialisé dans l’armement, le militaire, l’industrie et les finances. Et ce, pour qu’il donne un avis impartial sur la mise en place d’une surveillance bancaire respectueuse des enjeux environnementaux… “Je propose que la Commission donne des lignes de conduites plus claires sur l’identification des conflits potentiels pour aider ses membres”, explique Emily O’Reilly.
Dans un rapport de 2017, la Commission des Affaires européennes de l’Assemblée nationale constate : “les affaires récentes […] montrent que le problème ne vient pas tant des règles existantes que de la façon dont elles sont appliquées”. Elle déplore le manque de moyens humains du secrétariat du registre européen chargé de vérifier les données fournies par les représentants. Un manque de moyens qui contribue selon cette commission à un affaiblissement du système de contrôle. Des déclarations erronées, passant sous silence certains éléments de liens d’intérêts, sont à craindre. En 2020, 1787 groupes d’intérêts se sont inscrits sur ce registre.
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