« Est-ce qu’elle fonctionne votre carte vitale aujourd’hui ? » : cette vidéo a été trafiquée pour faire croire qu’Élisabeth Borne peine à répondre à la question
Autrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Relecteurs : Etienne Merle, journaliste
Sacha Sydoryk, maître de conférences en droit public, université de Picardie Jules Verne
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste
Source : Compte Facebook, le 6 janvier 2025
Un montage vidéo circule pour faire croire qu’Élisabeth Borne n’a pas su répondre à une question d’un journaliste sur les conséquences de la censure du gouvernement. Si la vidéo est truquée, ses propos réels sont, en droit, assez exagérés.
C’est une question piège que pose Benjamin Duhamel à Élisabeth Borne, ce 5 janvier sur le plateau de BFM TV. « Le 23 novembre chez nos confrères de France 2 vous disiez la chose suivante : si le budget de la Sécurité sociale n’est pas adopté, il n’y a plus aucune solution : votre carte Vitale ne marche plus, il n’y a plus de retraite. Est-ce qu’elle fonctionne votre carte Vitale aujourd’hui ? »
Sur la vidéo qui tourne sur les réseaux sociaux, la toute nouvelle ministre de l’Éducation nationale regarde le présentateur sans rien dire pendant de longues secondes. Seuls ses yeux clignent et une musique d’ascenseur ajoutée par un internaute rend la scène d’autant plus comique.
Sauf que cette réaction d’Élisabeth Borne, quelque peu hébétée, n’est pas celle qu’elle adopte face à la question du présentateur sur la carte Vitale. La vidéo est un montage.
Le trucage est très facilement visible au cadran horaire visible dans le coin gauche de l’écran. Lorsque Benjamin Duhamel pose sa question, l’horloge indique 18:28, et lorsqu’Élisabeth Borne ne « répond pas », le cadran affiche alors 18:34.
En effet, dans la vidéo originale, Benjamin Duhamel poursuit sa question à Élisabeth Borne : « C’était juste pour faire peur aux Français ? ». Ce à quoi elle répond. « Ce n’était pas pour faire peur aux Français. Vous savez, moi, je lis l’article de la Constitution qui ne prévoit pas de disposition transitoire. On a voté une loi spéciale pour permettre à la fois à l’État et aux organismes de Sécurité sociale de s’endetter. »
– « Mais elle fonctionne votre carte Vitale ?
– Oui, parce qu’on a voté une loi.
– Mais dès le début, on savait qu’il était possible de voter une loi spéciale pour prolonger le budget 2024.
– Il n’y a aucune disposition prévue dans la Constitution sur la continuité du budget de la Sécurité sociale. »
Élisabeth Borne n’a donc pas « bugué », comme le fait croire ce montage qui circule. En revanche, ses propos sont assez exagérés, et ne sont pas forcément exacts en droit.
Les approximations d’Élisabeth Borne
Pour bien comprendre, il faut revenir au mois de novembre dernier. Le Premier ministre d’alors, Michel Barnier (le temps passe vite), envisageait l’utilisation du 49.3 sur les textes budgétaires. Pour contrer ce qu’elle assimilait à un passage en force du gouvernement, l’opposition le menaçait alors d’une motion de censure.
Après avoir tenu les propos cités par Benjamin Duhamel sur France 2, Élisabeth Borne, simple députée à ce moment, continuait à alerter dans une interview à LCI, le 24 novembre, sur les conséquences qu’aurait, selon elle, la censure d’un gouvernement. « Tous ceux qui envisagent une censure sur ces textes, il faut qu’ils aient en tête les conséquences que ça aurait pour les Français et il faut que les Français le sachent aussi », disait-elle avant de préciser : « Si par exemple, le budget de la Sécurité sociale devait être censuré, ça veut dire qu’au 1ᵉʳ janvier votre carte Vitale ne marche plus, ça veut dire que les retraites ne sont plus versées. Si le budget de l’État devait être censuré, ça veut dire qu’au bout d’un moment les fonctionnaires ne sont plus payés. […] ça veut dire rapidement que la police, l’école ne fonctionnent plus. Il faut que chacun prenne la mesure de ce que ça veut dire que de voter une motion de censure sur un budget. »
Or, comme Les Surligneurs l’avaient expliqué, ce scénario catastrophe était très improbable en France. Et, de fait, il n’a pas eu lieu.
Le 4 décembre, une motion de censure historique a été votée après que le gouvernement ait engagé sa responsabilité (en utilisant le 49.3) sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2025.
Les textes budgétaires que sont le projet de loi de finances (PLF) et le PLFSS n’ont donc pas été votés avant la fin de l’année. Mais le scénario catastrophe présenté par Élisabeth Borne n’a toutefois pas eu lieu.
Pour le PLF, l’article 45 de la loi organique de 2001 permet d’adopter une loi spéciale pour continuer à percevoir des impôts existants et permettre à l’État de recourir à l’emprunt, jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de finances pour 2025.
C’est ce qui a été fait avec la promulgation, le 20 décembre dernier, d’une loi spéciale. En clair, comme nous l’avions expliqué, les impôts décidés par la loi de finances de 2023 pour 2024 sont tout simplement reconduits jusqu’au vote d’un PLF pour 2025.
Et pour le PLFSS ? Si le Parlement ne légiférait pas, le gouvernement aurait pu le faire, passé un certain délai, comme le précise l’article 47-1 de la Constitution, qui prévoit que « si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de cinquante jours, les dispositions du projet peuvent être mises en œuvre par ordonnance ».
Mais les parlementaires ont trouvé une parade en adoptant un article dans la fameuse loi spéciale du 20 décembre 2025 qui permet aux organismes de la Sécurité sociale de s’endetter jusqu’à ce qu’un PLFSS pour 2025 soit, lui aussi, adopté.
À noter que la loi spéciale permet simplement l’emprunt afin de garantir que les caisses de la Sécu’ soient toujours positives. Rien n’indique qu’il aurait été impossible d’utiliser sa carte vitale même sans cette solution (ou bien même sans les ordonnances qui auraient pu être prises).
Aussi, quand elle est interrogée ce 5 janvier 2025 sur BFM TV, Élisabeth Borne, bien qu’elle n’ait pas bugué, a bien dû se justifier et s’il n’y a pas, à proprement parler, de « disposition prévue dans la Constitution sur la continuité du budget de la Sécurité sociale », il existait pourtant des solutions pour éviter le shutdown. C’est d’ailleurs bien ce qui a été fait. Peut-être faudrait-il que la nouvelle ministre lise plus souvent Les Surligneurs pour éviter toute incompréhension juridique.
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