Crédit : Olivier Ezratty (CC BY-SA 3.0 - Photo modifiée)

Est-il possible d’interdire le voile aux accompagnatrices de sorties scolaires, comme le souhaite Bruno Retailleau ?

Création : 10 janvier 2025

Auteur : Clément Benelbaz, maître de conférences en droit public, université Savoie Mont Blanc

Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, université Paris-Saclay

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste

Source : Bruno Retailleau dans une interview au Parisien, le 6 janvier 2025

Dans un entretien au Parisien, le 6 janvier dernier, Bruno Retailleau a fait part de son souhait d’ « étendre le champ de la laïcité à d’autres espaces publics ». Dans son viseur : interdire le port du voile aux accompagnatrices de sorties scolaires. Mais cette mesure ne peut être prise telle quelle et réouvre le débat sur le statut de ces accompagnatrices et les droits et obligations qui en découlent.

Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a préconisé, lors d’une interview au Parisien, le 6 janvier dernier, une extension de la neutralité à d’autres espaces publics, comme aux compétitions sportives, à l’université, mais aussi aux sorties scolaires, déclarant alors que les « accompagnatrices n’ont pas à être voilées ».

Cette proposition serait-elle réalisable ? Pas si sûr. Mais encore faut-il revenir sur le statut de ces accompagnatrices.

Un angle mort des textes

La difficulté consiste à savoir si l’obligation de neutralité qui pèse sur tout agent public (article L. 121-2 du Code général de la fonction publique) peut être étendue aux parents accompagnateurs de sorties scolaires.

Si on considère les parents accompagnateurs comme des usagers du service public, ils gardent, comme tout usager, leur liberté d’expression et de religion. Il leur est donc tout à fait possible de manifester leurs convictions, sous réserve de ne pas perturber le bon fonctionnement du service, ou l’ordre public.

La loi de 2004 qui interdit tout signe manifestant ostensiblement une religion n’est applicable qu’aux élèves d’écoles, de collèges et de lycées publics. Les parents d’élèves ne sont donc pas concernés par le texte. Lorsqu’ils viennent chercher leur enfant à l’école, ou se rendent à une réunion parent-professeur, ils peuvent donc porter le signe qu’ils souhaitent.

Du côté des textes, le cas des accompagnateurs reste donc indéterminé.

Alors qu’en dit le juge ? Faute de réponse dans la loi, le Conseil d’État avait été saisi pour une étude en 2013 par le Défenseur des droits. Il estima que les parents accompagnateurs sont des usagers, et donc qu’aucune obligation de neutralité ne pouvait leur être imposée en l’état actuel du droit (cette position avait aussi été celle retenue par le tribunal administratif de Nice le 9 juin 2015).

Mais cette position est fragile : dans la mesure où un usager est la personne qui bénéficie d’une prestation, et que le parent accompagnateur en donne plus qu’il n’en reçoit (il encadre les enfants, les surveille et les dirige). De plus, le statut d’usager protège mal le parent en cas d’accident durant une sortie scolaire. C’est pourquoi certaines juridictions ont retenu un autre statut : le collaborateur occasionnel du service public.

Les parents accompagnateurs, des collaborateurs du service public ?

Les collaborateurs occasionnels du service public sont des personnes n’appartenant pas au service public, mais qui s’y joignent sur demande, de manière ponctuelle, ce que font les parents accompagnateurs. Ils bénéficient de droits, en particulier en cas d’accident.

À l’origine en effet, la notion de collaborateur occasionnel du service public a pour but de faire bénéficier, en cas de dommage, d’un régime favorable de responsabilité sans faute de l’administration (Conseil d’État, 22 novembre 1946, Commune de Saint-Priest-la-Plaine).

Or, il apparaît que les parents accompagnateurs peuvent être considérés comme tels : le Conseil d’État avait reconnu une responsabilité sans faute de l’État engagée à l’égard d’une accompagnatrice bénévole lors d’une sortie scolaire (Conseil d’État, 13 janvier 1993, Mme Galtié).

Mais en tant que participants au service public, ils ont aussi des obligations, et on peut se demander s’ils seraient alors soumis à la neutralité.

Cette solution avait été retenue par le tribunal administratif de Montreuil le 22 novembre 2011. Il avait en effet été jugé que la disposition d’un règlement intérieur d’une école élémentaire publique, qui impose aux parents volontaires le port de tenues respectant les principes de laïcité et de neutralité, ne porte pas une atteinte excessive à la liberté de pensée, de conscience et de religion, et n’engendre aucune discrimination. Le parent accompagnateur serait donc soumis au principe de laïcité.

De plus, la circulaire Chatel du 27 mars 2012, toujours applicable pour l’heure, va dans le sens du jugement de Montreuil, et insiste sur le fait que les principes de laïcité de l’enseignement et de neutralité du service public permettent « notamment d’empêcher que les parents d’élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu’ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ».

Enfin, le devoir de neutralité a pu être imposé aux personnes, « quelle que soit la qualité en laquelle elles interviennent […] à l’intérieur des locaux scolaires », dès lors qu’elles « participent à des activités assimilables à celles des personnels enseignants » (Cour administrative d’appel de Lyon, 23 juillet 2019).

On peut aussi se demander si l’article 1er de la loi du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République » n’irait pas dans ce sens. Le texte prévoit que, lorsque la gestion d’un service public est confiée à un organisme de droit public (par exemple la RATP) ou de droit privé (par exemple, une société privée chargée de la collecte des ordures), « celui-ci est tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public ».

Au besoin, cet organisme « veille à ce que ses salariés […] s’abstiennent notamment de manifester leurs opinions politiques ou religieuses, traitent de façon égale toutes les personnes et respectent leur liberté de conscience et leur dignité ».

Or, les parents accompagnateurs sont sans doute soumis au pouvoir de direction de l’établissement scolaire, et participent à l’exécution d’une mission de service public : bien que n’étant pas des agents publics et n’étant pas assimilables aux instituteurs, ils disposent certainement d’un pouvoir de surveillance et de contrôle des élèves.

Reste que l’état du droit n’étant pas si clair que cela, une précision législative serait sans doute bienvenue.

Une interdiction qui ne pourrait pas concerner que le voile

Mais dans tous les cas, l’interdiction ne pourrait pas concerner que le voile, comme le préconise Bruno Retailleau : il s’agirait ici d’une discrimination. Que faire sinon au sujet d’un parent arborant une croix satanique ?

De plus, la loi devrait également préciser son fondement juridique et la justification de l’interdiction, sous peine de se voir retoquer par le Conseil constitutionnel.

Il pourrait être envisageable de faire prévaloir, dans ce genre d’hypothèses, la conscience de l’enfant qu’il convient de protéger, au détriment de la liberté religieuse du parent.

Une différence de vulnérabilité à l’université

La loi de 2004 n’est pas applicable aux étudiants du supérieur, et le Conseil d’État avait rappelé qu’ils « disposent de la liberté d’information et d’expression à l’égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Ils exercent cette liberté à titre individuel et collectif, dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d’enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l’ordre public ».

Cependant, « cette liberté ne saurait permettre aux étudiants d’accomplir les actes qui, par leur caractère ostentatoire, constitueraient des actes de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement de recherche ou troubleraient le fonctionnement normal du service public » (Conseil d’État, 26 juillet 1996, Université de Lille II).

Mis à part cette réserve, les étudiants peuvent manifester leurs convictions religieuses et notamment arborer des signes. Ici encore d’ailleurs, l’interdiction ne pourrait valoir uniquement pour le voile (même si la Cour européenne des droits de l’Homme l’avait admis pour la Turquie, dans un arrêt de 2005 Leyla Şahin).

Surtout, le rôle de l’université n’est pas le même que celui de l’école : l’article L. 141-6 du Code de l’éducation précise que « le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique ».

À la différence des élèves, les étudiants ne sont pas considérés comme vulnérables, c’est pour cette raison qu’ils ne sont pas soumis à la neutralité. De plus, l’université a pour fonction de développer leur esprit critique, ils sont donc en mesure de réagir et de répondre face à un signe.

Si Bruno Retailleau veut interdire le voile aux accompagnatrices de sorties scolaires et aux étudiantes, il devra composer avec ces différents points juridiques.

 

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