Non, le bilan du président de l’Argentine n’est pas aussi brillant que certains le laissent penser
Autrice : Lili Pillot, journaliste
Relectrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Hugo Guguen, juriste
Source : Compte Facebook, le 13 décembre 2024
Sur LinkedIn, un internaute fait l’éloge du bilan économique du président argentin Javier Milei, un an après son élection. Pourtant, comparer un taux d’inflation, bien spécifique, par an avec celui d’un mois peut être trompeur. Si Javier Milei a effectivement réussi à réduire l’inflation dans une moindre mesure, ses résultats pourraient provoquer une crise sociale.
Tout simplement trop fort. En véritable chef d’entreprise, Javier Milei aurait réussi à redresser un pays au bord de la faillite, l’Argentine, en seulement un an. Et ça vaut bien un post LinkedIn pour montrer l’exemple.
« Il a réussi à passer de 17 000%/an d’inflation à 2,7 %/mois en seulement 1 an. Une #crise du #logement cassée en six mois. C’est Javier Milei le président Argentin arrivé au pouvoir en décembre 2023 ! », le félicite un internaute francophone sur le réseau social professionnel.
Élu en novembre 2023, et installé au pouvoir depuis décembre de la même année, l’économiste ultralibéral et d’extrême droite Javier Milei avait fait campagne sur la promesse de redresser l’économie de l’Argentine, en misant notamment sur des privatisations massives.
Un an après le début de mandat, force est de constater que le bilan économique n’est pas mauvais. Oui, l’inflation a ralenti par rapport à son rythme de 2023. En octobre 2024, elle s’établit à 2,7 %. Au mois de décembre 2023, elle atteignait 25,5 %.
Pour autant, peut-on dire que l’inflation est passée de 17 000 % par an à 2,7 % par mois ? D’ailleurs, ces deux chiffres sont-ils comparables et quelles conséquences ces décisions financières pourraient avoir sur l’avenir du pays ? Les Surligneurs font le point.
Inflation de 211 % en 2023
D’abord, il est faux de dire que l’inflation de l’Argentine s’établissait à 17 000 %/an quand Javier Milei est arrivé au pouvoir. Peu importe les sources gouvernementales ou les articles de presse qui traitent du sujet, tous font état d’un seul et même chiffre pour calculer l’inflation en Argentine sur l’année 2023 : 211,4 %.
Alors d’où sort cette histoire de 17 000 % ? Contacté par Les Surligneurs, l’auteur du post n’a pas fait suite à notre demande. Mais il semblerait que ce chiffre soit issu d’une interview du président argentin accordé au JDD, le 25 septembre 2024. « Nous avons fait passer l’inflation de 17 000 % à 54 % en un mois« , y déclarait le président.
Peut-on se fier aux chiffres rapportés par Javier Milei ? Non, selon David Copello, maître de conférences en sociologie politique à l’Institut catholique de Paris, spécialiste de l’Argentine. « En décembre 2023, lors de son discours d’investiture, il évoquait ce chiffre comme une prévision. Un an plus tard, il affirme qu’il a sorti le pays d’une inflation à 17 000 %. C’est une manipulation d’un chiffre qui n’a jamais existé. C’est un tour de passe-passe. Plus c’est gros, plus ça passe. »
Une analyse confirmée par Jonathan Marie, économiste et maître de conférence à l’UMR CNRS-Université Sorbonne Paris Nord, qui explique la factuelle réduction de l’inflation par la politique d’austérité très violente du président argentin et la stabilisation du taux de change.
« Les mesures prises par Javier Milei ont freiné l’activité économique, donc la consommation. Pour écouler leurs stocks, les entreprises sont alors obligées de freiner sur l’augmentation des prix. D’où la baisse de l’inflation. Ensuite, Milei a continué à dévaluer le peso, mais de manière moins brutale qu’en décembre 2023. Chaque mois, le peso perd 2 % de sa valeur par rapport au dollar. Donc l’augmentation des prix ralentit », conclut Jonathan Marie.
Comparer les torchons et les serviettes
Ensuite, il parait compliqué de faire une comparaison pertinente de l’évolution de l’inflation en utilisant un résultat sur une année et un résultat sur un mois. De fait, ces deux valeurs n’ont pas la même échelle. Le résultat sera donc biaisé.
En l’occurrence, l’inflation en 2023 atteint 211 %. C’est-à-dire que du 1ᵉʳ janvier 2023 au 31 décembre 2023, les prix ont augmenté de 211 %. Un produit qui coûtait 1 peso en début d’année coûtait 211 pesos fin 2023.
Selon les médias, cette inflation aurait augmenté moins vite en 2024, en effet. Mais pas de manière aussi spectaculaire que le prétend cette publication. D’après le Courrier international, l’inflation interannuelle — c’est-à-dire prise à partir d’octobre 2023 jusqu’en octobre 2024 — est de 193 %. Si on s’en tient à l’inflation annuelle, calculée à partir du 1ᵉʳ janvier 2024 (on ne prend en compte que les dix premiers mois de l’année), on obtient 107 % d’inflation. Ces données sont issues de moyennes mensuelles de l’évolution de l’inflation qui bouge en permanence.
Pour le mois d’octobre 2024 (on s’appuie donc sur les chiffres entre le 1ᵉʳ et le 31 octobre), l’inflation en Argentine se situait à 2,7 %. Un résultat qui ne sort pas de nulle part : tout au long de l’année, l’inflation a poursuivi son augmentation, mais de plus en plus lentement. Au mois de janvier 2024, elle était fixée à 20,6 % (tableau 2, page 4 du document). En février, elle passe à 13,2 %. Puis à 8,8 % en avril et ainsi de suite, selon les données enregistrées par l’INDEC (Instituto Nacional de Estadística y Censos).
Plus de la moitié des Argentins sont aujourd’hui pauvres
En plus de réduire l’inflation, Javier Milei a fait franchir à l’Argentine une autre étape : celle de l’excédent budgétaire.
Au premier trimestre 2024, l’État a réussi à se dégager 200 milliards de pesos, soit 0,2 point de PIB, sur les trois premiers mois de l’année. « A titre de comparaison, le déficit public avait atteint 5,2 % du PIB l’an passé. L’ajustement est donc gigantesque », écrit Les Echos.
Autre bonne nouvelle : le PIB a augmenté. Au troisième trimestre de l’année 2024, il a progressé de 3,9 %. Enfin, le chômage est aussi en phase de réduction. Après avoir augmenté en début d’année, il est retombé à 6,9 % à la fin 2024, ce qui reste quand même supérieur au taux enregistré en 2023 à la même période : 5,7 %.
Pourtant, malgré ces résultats encourageants, il est encore un peu tôt pour crier victoire. Si le premier bilan annuel de Javier Milei est plutôt positif d’un point de vue purement économique, son bilan plus global est à relativiser.
D’un point de vue social, le bilan est plutôt mauvais. Le nombre d’Argentins pauvres a augmenté de 11 points — il était de 41,7 % fin 2023 — depuis la prise de pouvoir de Javier Milei. Au premier semestre 2024, la pauvreté touche 52,9 % de la population, soit plus d’un Argentin sur deux, selon une étude de l’INDEC. La situation semble d’autant plus critique pour les mineurs : « les données montrent que les deux tiers (66,1 %) des enfants de moins de 14 ans font partie de ménages situés en dessous du seuil de pauvreté », relate la BBC.
Comment expliquer cette progression de la précarité ? D’abord, il semble que, malgré l’amélioration partielle du chômage en cours d’année, celui-ci a quand même augmenté par rapport à 2023. Au premier trimestre de 2024, le chômage a augmenté de 1,2 point de pourcentage par rapport à la même période l’année précédente, s’établissant à 7,7 %. Au deuxième trimestre, il était de 7,6 %.
Selon les plus récents décomptes, Javier Milei a supprimé 33 000 emplois publics et plus de 146 000 emplois du privé ont disparu depuis les débuts du gouvernement Milei.
S’ajoute à cela une baisse des prestations sociales, principale variable d’ajustement pour réduire la dépense publique. Selon le média de fact-checking argentin Chequeado, la réduction des prestations sociales, à hauteur de 18,5 % par rapport à 2023, représente 36,2 % des économies générées en 2024.
Probable conséquence de cette situation, le travail illégal gagne du terrain en Argentine. Depuis l’arrivée au pouvoir de Javier Milei, 132 000 emplois informels auraient été créés, rapportent Les Echos.
Nous sommes donc loin d’un bilan positif. Certes, l’inflation, principale tare de l’Argentine, diminue, mais d’autres problèmes peuvent venir bouleverser cet équilibre précaire. Reste à savoir comment la situation évoluera pendant les trois années restantes du mandat de Javier Milei.
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