La France face au consentement : faut-il poursuivre celles et ceux qui se taisent ?

Manifestation, le 12 novembre 2019, à la première d'un film de Roman Polanski. (Photo : Christophe ARCHAMBAULT / AFP)
Création : 18 décembre 2024

Autrices : Clara Robert-Motta, journaliste

Avec Alicia Desbeux, M2 Droit pénal approfondi, université de Nancy

Clara Dirmann, M2 Droit pénal et politiques criminelles, université Paris-Nanterre

Claire Harion, M2 Droit pénal international et financier, université de Nancy

Relecteurs : Audrey Darsonville, professeure de droit pénal, université Paris-Nanterre

Etienne Merle, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste

Lors de procès très médiatiques, comme celui de Gérard Depardieu ou de Christophe Ruggia, l’omerta qui règne parfois autour des faits d’agressions sexuelles et sexistes est souvent pointée du doigt. Si les agresseurs présumés sont souvent seuls sur le banc des accusés, la loi prévoit des sanctions, sous conditions, pour celles et ceux qui n’ont pas dénoncé des faits dont ils avaient connaissance.

La liste est longue, et les procès médiatiques s’enchaînent. Le 10 décembre 2024, le parquet de Paris a requis une peine de cinq ans d’emprisonnement dont deux ferme contre le réalisateur Christophe Ruggia, accusé d’agressions sexuelles sur l’actrice Adèle Haenel lorsqu’elle était mineure.

Quelques jours après la fin du procès, l’actrice s’est exprimée au micro de France Inter et a pointé du doigt la responsabilité du réalisateur, mais aussi des autres adultes présents sur le plateau : « Je suis la représentante de cette enfant qui a disparu, que personne n’a protégée ».

Quelques semaines plus tôt devait s’ouvrir le procès (reporté) de l’acteur Gérard Depardieu, poursuivi pour des faits d’agressions sexuelles sur un tournage en 2021. Un procès pour viols est envisagé contre lui à la suite d’une plainte de la comédienne Charlotte Arnould en 2018. Carine Durrieu-Diebolt, avocate de plusieurs plaignantes, a qualifié ces affaires judiciaires de « procès de l’omerta ».

À Paris, le 28 octobre 2024, avant le début du procès (reporté) de Gérard Depardieu pour agressions sexuelles. (Photo : Geoffroy VAN DER HASSELT / AFP)

 

Procès Ruggia, Depardieu, mais aussi affaires PPDA, Hulot, ou encore Polanski… Autant d’hommes qui ont été accusés, par différentes femmes, et autour desquels résonne en fond une petite musique : tout le monde savait, mais personne n’a rien dit.

S’il s’agit du procès d’un milieu tout entier, pourquoi n’y a-t-il qu’une seule personne sur le banc des accusés ? Alors que la loi prévoit, sous certaines conditions, des sanctions pour les personnes qui n’ont pas dénoncé des crimes, pourquoi celles et ceux qui savaient, mais n’ont rien dit, semblent ne jamais être inquiétés ?

Des textes de loi aux conditions quelque peu restrictives

Pour comprendre, il faut d’abord se plonger dans les articles du Code pénal. En France, il n’existe pas d’obligation générale de dénoncer une infraction. Pour autant, certains textes de loi obligent à dénoncer ou à intervenir selon la nature des faits ou les personnes concernées. Ainsi, il existe un délit de non-assistance à personne en péril et un délit de non-dénonciation de crimes.

Le premier a été utilisé par la justice le 13 décembre dernier. Deux hommes ont été condamnés à des peines d’emprisonnement pour « non-assistance à personne en danger », lors du viol collectif d’une femme par des rugbymen en mars 2017.

L’article de loi permet aux juges de poursuivre des personnes qui n’auraient pas, par leur « action immédiate », empêché « un crime ou un délit contre l’intégrité corporelle de la personne ». Le deuxième alinéa de l’article  prévoit également des sanctions pour « quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance ». Il faut également que cela puisse se faire « sans risque pour lui ou pour les tiers ». Ainsi, le juge a considéré que le viol collectif dont a été victime la personne correspondait à cette description.

Le second, le délit de non-dénonciation de crimes, ne concerne, comme son nom l’indique, que les cas de crime. Ainsi, dans le cadre des violences sexuelles sexistes, seul le viol entre dans cette catégorie. Précision importante, certaines personnes sont exemptées de cette obligation : les proches de l’auteur ou complice du crime commis si la victime est majeure.

Force est de constater que ces textes de loi n’englobent qu’une part infime de la réalité des violences sexuelles et sexistes. Que se passe-t-il pour les agressions sexuelles que la loi reconnaît comme des délits et non pas comme des crimes ? Sur un plateau de tournage, celles et ceux qui ont vu des agressions sexuelles, mais n’ont pas parlé, pourraient-ils être poursuivis ? Là encore, tout dépend de la situation.

Obligation quasi systématique de dénonciation quand un mineur est en danger

Si la victime est mineure ou n’est « pas en mesure de se protéger », tout le monde a l’obligation d’informer les autorités judiciaires en cas « de privations, de mauvais traitements ou d’agressions ou atteintes sexuelles » (article 434-3 du Code pénal).

Dans le cas de plusieurs grands procès médiatiques après MeToo, plusieurs victimes présumées étaient mineures au moment des faits. Nombre de personnes auraient pu être poursuivies au titre de cet article. Ceci dit, la prescription pour ces faits est de dix ans à compter de la majorité de la victime, contrairement aux faits de viols sur mineurs dont la prescription est de vingt ans (six ans pour les majeurs).

Une proposition de loi a d’ailleurs été déposée le 19 novembre dernier visant à faire coïncider les délais de prescription des infractions de non-dénonciation et de commission de viol et d’agression sexuelle sur mineur. Cela aurait pour conséquence d’uniformiser les délais à vingt et trente ans en fonction de la gravité des faits.

Le 5 octobre 2024, une manifestation de soutien à Gisèle Pelicot, dans le cadre du procès « des viols de Mazan ». (Photo : Clément MAHOUDEAU / AFP)

 

D’autres articles de loi obligent à dénoncer des comportements réprimés par la loi. Les fonctionnaires, par exemple, ont l’obligation de dénoncer tout crime ou délit, comme le dispose l’article 40 du Code de procédure pénale.

Concernant le secret professionnel qui impose à certains, comme les médecins ou avocats de garder des informations, des exceptions existent. Les professionnels de santé peuvent y déroger dans certains cas, avec l’accord de la personne. S’il s’agit de protéger un mineur, tout le monde aurait, d’une façon générale, l’obligation de dénoncer des agissements qui seraient néfastes à l’enfant (même si pour la question du secret professionnel, le sujet est débattu). Plus largement, la loi exonère de responsabilité ceux qui agissent face à un danger imminent, si leurs actions sont proportionnées.

Si l’arsenal législatif permet de poursuivre au moins des témoins directs, comment expliquer qu’il soit si rare que ces derniers soient poursuivis ?

Comment savoir qu’ils savaient ?

En pratique, très peu de poursuites et de condamnations pour non-dénonciation de crimes sont constatées en raison des difficultés probatoires. Plus clairement, il est difficile d’avoir des preuves. La frontière entre le simple soupçon et la connaissance de faits infractionnels est floue, d’autant plus s’il n’y a pas de preuves matérielles.

« Il faut bien plus qu’un doute pour pouvoir condamner quelqu’un, rapporte Fabienne Averty, ancienne juge d’instruction au tribunal de La Rochelle et secrétaire nationale de l’Union syndicale des magistrats. Il est très compliqué de prouver que quelqu’un savait. D’autant plus qu’en pratique, cela reste plus difficile d’obtenir une condamnation pour non-dénonciation du crime de viol sans condamnation de l’auteur du viol. »

Outre des preuves, il faut aussi que les faits ne soient pas prescrits, comme cela été le cas dans l’affaire du cardinal Barbarin. Condamné en première instance à six mois de prison avec sursis pour ne pas avoir dénoncé les agressions sexuelles commises par le prêtre Bernard Preynat sur des enfants mineurs pendant deux décennies, il avait été relaxé en cour d’appel.

Ici, le prélat des Gaules était au courant, car au moins une victime avait rapporté les faits. Comme il s’agissait de mineurs, le cardinal ne pouvait pas se cacher derrière le secret professionnel. Pourtant, il a été relaxé car les faits dont il a eu connaissance étaient prescrits au moment où il a été mis au courant, en 2010, a estimé la cour d’appel.

Au-delà de ces difficultés, la secrétaire nationale de l’USM, reconnaît que, d’une façon générale, les juges d’instruction n’ont « pas le réflexe » de mettre en examen des personnes pour non-dénonciation. « Mais peut-être que cela changera », prévoit-elle. Pour Jean-Baptiste Thierry, professeur de droit pénal à Nancy, c’est bien là le cœur du problème. « L’infraction est délaissée alors qu’elle est sans doute l’un des leviers les plus importants de lutte contre ces mêmes infractions », défend-il.

« Les tribunaux sont déjà surchargés, pointe Emmanuelle Handschuh, militante au collectif Nous toutes. Il faudrait déjà que l’on puisse s’attaquer aux auteurs eux-mêmes. » Pour ce faire, la députée insoumise Sarah Legrain estime qu’il faut donner des moyens à la police et à la justice. « Pour caractériser les faits, encore faudrait-il avoir les moyens et le temps de faire des recherches sur l’environnement et former les enquêteurs », explique celle qui a été rapporteure d’une proposition de loi visant à « intégrer la notion de consentement dans la définition pénale des infractions d’agression sexuelle et de viol ».

Le taux de classements sans suite pour les affaires de violences sexuelles est élevé. D’après une étude, il s’élèverait à 94 % sur la période de 2012 à 2021 pour les viols (et à 86 % pour l’ensemble des violences sexuelles). Si la méthodologie de l’étude est controversée et les chiffres vraisemblablement surestimés, les statistiques restent importantes. Aucune donnée n’est disponible quant aux issues des plaintes pour non-dénonciation de crimes ou de non-assistance à personne en péril concernant les violences sexuelles et sexistes. Le non-traitement du sujet par la recherche témoigne d’un manque de données ou de la non-existence de ces mises en examen pour non-dénonciation.

Théoriquement, il est juridiquement possible de poursuivre celles et ceux qui se sont tus, n’ont pas dénoncé ou ont protégé les agresseurs de violences sexuelles sexistes. Pour autant, il reste une dernière question : une telle politique répressive serait-elle enviable ?

« Qui avait les moyens de parler ? »

Au-delà des cas médiatiques que peuvent être les personnalités publiques, comme les acteurs ou réalisateurs, et où régnait une omerta, la question de la poursuite systématique des personnes qui avaient connaissance de violences sexistes et sexuelles est délicate.

La réponse n’est pas aisée, avance Clémentine Roul, juriste dans l’association Consentis, qui prend en compte la diversité de cas dans lesquels les personnes qui savaient se sont tues. « Ce n’est pas toujours de la complaisance, avance-t-elle. Là aussi, il y a un rapport de pouvoir systématique qui s’exerce. »

Pour la députée Sarah Legrain, il est évident qu’il y a une inégalité entre les personnes qui se taisent. « Il faut une justice qui s’interroge sur les conditions de silenciation des personnes qui se sont tues. Un subordonné n’a pas les mêmes obligations qu’une personne en situation de pouvoir hiérarchique. Et il faut se demander qui avait les moyens de parler ? Est-ce que les personnes pouvaient parler sans se mettre en danger ? » La peur d’être poursuivi pour dénonciation calomnieuse peut aussi être un frein.

Autre point crucial selon la députée : le respect de la temporalité de la victime. « C’est très délicat, il ne faut pas que la victime soit dépossédée de son rapport à la justice. Dénoncer un fait sans l’accord de la victime, ne serait-ce pas une façon de ne pas respecter son consentement une deuxième fois ? », questionne Sarah Legrain.

Renverser le paradigme : protéger celleux qui parlent

Plutôt que de poursuivre celles et ceux qui se taisent, Emmanuelle Handschuh, de Nous toutes, propose de protéger celles et ceux qui parlent. « Afin que la parole se libère et que l’on protège les victimes, on pourrait penser un statut juridique pour les lanceurs et lanceuses d’alerte. »

Manifestation, le 20 septembre 2020, devant le procès en appel de trois pompiers accusés de viols sur une mineure. (Photo : Christophe ARCHAMBAULT / AFP)

 

Une proposition intéressante d’un point de vue juridique, estime Clémentine Roul de l’association Consentis, mais qui nécessite un volet hors cadre judiciaire. « La protection des personnes ne se fait pas forcément au niveau de la justice. On l’a vu avec des procès comme celui d’Amber Heard, on a parfois énormément à perdre économiquement, socialement et professionnellement lorsqu’on parle. Il faut des mesures de protection, à court terme, et au niveau social. »

Océane Perona, docteure en science politique au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), partage ce constat. « La justice a du mal à entrer dans la sphère privée, estime-t-elle. La majorité des viols sont perpétrés par une personne de l’entourage, cela pose question sur la capacité des victimes et des proches à dénoncer des personnes que l’on connaît, et finalement sur la capacité de la justice à gérer les viols. »

 

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