Procès des viols de Mazan : les juges peuvent-ils faire évoluer la loi sur le viol ?
Auteurs : Etienne Merle, journaliste
Claire Harion, M2 Droit pénal international et financier, université de Nancy
Alicia Desbeux, M2 Droit pénal approfondi, université de Nancy
Avec Mattéo Barbe, M1 Droit des assurances et dommage corporel, université de Caen
Relecteurs : Clara Robert-Motta, journaliste
Jean-Baptiste Thierry, professeur de droit pénal, université de Lorraine
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste
Alors que les juges de la Cour criminelle du Vaucluse doivent rendre leur décision dans les prochaines heures dans le procès dit des viols de Mazan, leur verdict peut-il changer la donne en matière de violences sexuelles ? Les magistrats peuvent-ils participer à faire évoluer la loi sur le viol ?
L’attente du jugement est sans doute à la hauteur du choc qu’a provoqué cette affaire. Pendant dix ans, un homme, Dominique Pelicot, a reconnu avoir livré sa femme à une cinquantaine d’autres hommes pour qu’ils abusent sexuellement d’elle. Le tout, après l’avoir droguée et sous les yeux d’une caméra qu’il a lui-même installée.
À l’issue d’un procès hors du commun, marqué par le courage de la victime, Gisèle Pelicot, qui a insisté pour que les débats soient publics, mais aussi par les déclarations fracassantes des avocats de la défense, c’est désormais aux cinq juges de la Cour criminelle du Vaucluse de rendre leur verdict.
À procès historique, doit-on s’attendre à une décision historique ? Alors que les gouvernements ont été critiqués pour leur lenteur à faire évoluer la législation sur le viol et qu’une proposition de loi transpartisane est en préparation à l’Assemblée, les juges peuvent-ils inciter les parlementaires à faire évoluer la loi ?
Application stricte, interprétation judiciaire
Que cela soit écrit, il n’est pas question ici d’anticiper la décision des magistrats avignonnais. Les Surligneurs n’ont ni le dossier d’instruction ni participé aux débats contradictoires. En revanche, questionner la fabrication et le rôle des décisions judiciaires relève, sans aucun doute, d’un débat d’intérêt public.
Mais pour s’attaquer à un tel sujet, encore faut-il en poser les bases. Sur le papier, le principe est simple : un juge ne fait qu’appliquer strictement la loi. « Les juges de la Nation ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur », écrivait Montesquieu en 1748.
N’en déplaise au philosophe des Lumières, dans les faits, c’est un peu plus complexe : « Le juge répond au vide juridique de certains textes, car la loi ne peut pas tout prévoir. Il ne fait pas la loi, il l’interprète au regard de la saisine », résume Fabienne Averty, ancienne juge d’instruction au tribunal de La Rochelle et secrétaire générale de l’Union syndicale des magistrats.
La Cour de cassation reconnaît déjà la sidération
Pour l’heure, la loi définit le viol ainsi : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise ». Ainsi, si l’un de ces quatre éléments est démontré matériellement, alors le défaut de consentement de la victime est retenu.
Cette définition pose le cadre général. Les juges l’appliquent et l’interprètent si c’est nécessaire. En effet, ils sont parfois confrontés à une affaire inédite, c’est-à-dire qu’elle ne ressemble à aucune autre affaire traitée jusque-là. Ils doivent ainsi interpréter la loi pour rendre une nouvelle décision. Si cette dernière est reprise par plusieurs tribunaux (et notamment les juridictions supérieures), on parle alors de jurisprudence.
Par exemple, le 11 septembre 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation a établi un précédent en reconnaissant que l’état de sidération pouvait caractériser la surprise au sens de la loi dans les cas de viol ou d’agression sexuelle. Or, la loi sur le viol ne mentionne pas explicitement la sidération.
Les magistrats ont donc proposé une interprétation large de la loi pour y inclure la sidération comme une modalité du défaut de consentement. Désormais, dans des affaires similaires, les juridictions pourront se fonder sur ce précédent pour prendre en compte l’état de sidération dans leur appréciation des faits.
Est-ce que les juges de la Cour criminelle du Vaucluse pourraient avoir une nouvelle approche du défaut de consentement ? Pour le savoir, il faut déterminer si l’affaire dite des « viols » de Mazan est une affaire inédite au sens de la loi. À en croire les spécialistes, ce n’est pas le cas.
Un siècle et demi de jurisprudences
Bien que l’affaire soit exceptionnelle en raison du nombre d’accusés et des nombreuses preuves (enregistrements) découvertes, la jurisprudence reconnaît depuis cent-cinquante ans que l’endormissement de la victime constitue un viol par surprise.
On le sait peu, mais l’année 1857, au cœur d’un Second Empire dominé par Napoléon III, va marquer un tournant en matière de répression des crimes de viols. Pour la première fois, la justice introduit les notions de contrainte et de surprise après qu’un homme se soit introduit dans le lit d’une femme endormie. Cette dernière pensait qu’il s’agissait de son mari.
La Cour de cassation de l’époque prend alors une position de principe : « Le crime de viol consiste dans le fait d’abuser une personne contre sa volonté, soit que le défaut de consentement résulte de la violence physique ou morale exercée à son égard, soit qu’il résulte de tout autre moyen de contrainte ou de surprise pour atteindre, en dehors de la volonté de la victime, le but que se propose l’auteur de l’action ».
Cent-cinquante ans plus tard, cet arrêt de la Cour de cassation continue d’être cité dans les verdicts des tribunaux. Autrement dit, les concepts de surprise et de contrainte — deux des quatre éléments pouvant être constitutifs du crime de viol dans sa définition moderne — sont inscrits dans la jurisprudence depuis plus d’un siècle et demi.
« Cela fait longtemps que la jurisprudence propose tout un panel qui permet de prendre en compte le consentement. S’il n’y a pas de consentement, il y a viol, point », assène l’ancienne juge d’instruction au tribunal de La Rochelle.
« Si un individu a une relation avec une personne qu’il sait endormie, cela caractérise la surprise. Est-ce que les accusés savaient que Gisèle Pelicot était endormie ? En se basant sur des preuves montrant que la victime n’était pas consciente, la juridiction pourrait conclure que les accusés ont surpris le consentement de Gisèle Pelicot », abonde Catherine Ménabé, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université de Nancy.
Mais les juges avignonnais — s’ils décident de condamner les prévenus — peuvent-ils décider d’aller plus loin ? Peuvent-ils, par exemple, proposer une interprétation encore plus large en centrant leur motivation, non pas sur la surprise, mais sur l’absence de consentement libre et éclairé de la victime ? Une terminologie adoptée par des pays voisins comme la Suède, mais pas par la France.
« En principe, l’interprétation des juges est stricte, mais dans les faits, ils peuvent adopter une conception large du texte lors de son application. Pour autant, dans le cadre du procès des viols de Mazan, si les magistrats souhaitent condamner les accusés, il est peu probable qu’ils proposent une interprétation large de la loi puisqu’ils disposent déjà de la modalité de la surprise pour étayer le défaut de consentement », analyse Audrey Darsonville, professeure de droit pénal à l’université Paris Nanterre et présidente des Surligneurs.
Si les juristes s’accordent sur le fait qu’il est peu probable que le délibéré du procès des viols de Mazan vienne bouleverser le cadre juridique du crime de viol, cela ne signifie pas qu’il n’aura aucune conséquence juridique.
Procès hors norme
L’affaire a provoqué un véritable électrochoc, propulsant la question du consentement au premier plan du débat public, tant dans les médias que dans le monde politique. En septembre dernier, alors que le procès venait tout juste de commencer, le ministre démissionnaire de la Justice, Didier Migaud, s’est prononcé en faveur d’une inscription explicite du consentement dans la loi.
Depuis, plusieurs propositions de loi ont été présentées, notamment par la Délégation aux droits des femmes et par divers partis politiques. Il faudra désormais attendre plusieurs mois, voire années, pour évaluer l’ampleur de l’impact de ce procès hors norme sur la société française.
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