Crédits photo : TEDx Paris, CC 2.0

Existe-t-il vraiment des “enquêtes très sérieuses” qui montrent que les “femmes maghrébines” sont poussées à être moins bonnes à l’école ?

Création : 9 mai 2024

Autrice : Lili Pillot, journaliste

Relecteur : Etienne Merle, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Sasha Morsli Gauthier

Source : Compte Instagram de CerfiaFrance, 1er mai 2024

Sur LCI, le 29 avril 2024, l’écrivaine franco-iranienne Abnousse Shalmani a affirmé que les femmes “d’obédience musulmane” et “maghrébines” obtiendraient de moins bons résultats scolaires en France du fait de la pression de leur famille. Or, la documentation scientifique sur ce sujet tend à montrer le contraire.

Un laïus coup de poing très utile en pleine promotion de son livre ? Le 29 avril 2024, deux jours avant la publication de son ouvrage “Laïcité : j’écris ton nom“, Abnousse Shalmani, écrivaine et journaliste française née en Iran, crée la polémique sur le plateau de LCI.

Elle y affirme que “la majorité des filles d’obédience musulmane, maghrébines, sont obligées d’être moins bonnes à l’école […] parce que si elles réussissent trop bien, le grand frère, les parents vont lui dire “mais tu te prends pour une blanche ou quoi ?””.

Selon elle, ce constat aurait été établi sur la base d'”enquêtes […] très sérieuses, sans pour autant préciser lesquelles. Nous l’avons donc sollicité afin d’obtenir ses références, mais elle n’a pas répondu à nos sollicitations.

De notre côté, la plupart des enquêtes sur le sujet que nous avons pu consulter ont tendance à montrer, au contraire, que les jeunes filles d’obédience musulmane, sinon d’origine maghrébine, réussissent plutôt bien à l’école.

“Aucun résultat scientifique sérieux”

Nos échanges avec les spécialistes du sujet laissent aussi penser qu’aucune étude scientifique n’a abouti à un tel résultat. Parmi ces experts, Patrick Simon, le directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (Ined), spécialiste des questions de discriminations ethniques en France, qui confie ne connaître aucune enquête de ce genre. “Ce type de déclaration ne repose sur aucun résultat scientifique sérieux“, commente-t-il par mail auprès des Surligneurs.

Pour autant, le poids de la famille dans la réussite scolaire d’un enfant est primordial, comme l’explique son collègue, Mathieu Ichou, sociologue et coresponsable de l’unité Migrations internationales et minorités de l’Ined : “De manière générale, la famille a une influence forte sur la scolarité de l’enfant, sur le niveau d’éducation atteint. Ça s’explique par la transmission des ressources, du capital scolaire …“, liste-t-il.

Une importance du bagage social familial qui explique que les enfants issus des catégories socioprofessionnelles les plus élevées réussissent mieux, ce qui est d’ailleurs plus rarement le cas des familles immigrées, à en croire le sociologue : “La plupart du temps, elles appartiennent aux classes populaires, vivent dans des quartiers défavorisés où les établissements sont moins prestigieux“, rappelle-t-il.

Mais le chercheur précise que cette influence de l’entourage n’est pas forcément négative, au contraire. Pour les familles immigrées, “la scolarité peut être une manière de réussir et de compenser un déclassement [subi au moment de l’immigration], un espoir de réussir le projet migratoire et de retrouver une position sociale favorable.”

Quelle que soit l’origine, les filles dépassent les garçons

Un sentiment d’ambition et d’ascension sociale chez les familles immigrées que la chercheuse Yaël Brinbaum a également constaté. “L’école constitue l’institution sur laquelle les parents originaires du Maghreb projettent de s’appuyer pour aider leurs enfants à réussir leur vie. Qu’ils viennent de Tunisie, d’Algérie ou du Maroc, la plupart conçoivent le baccalauréat comme la porte d’entrée qui, une fois franchie, apportera la réussite à leurs enfants“, explique-t-elle avec Catherine Delcroix, dans un ouvrage publié en 2016.

Et selon cette même publication, il n’y aurait pas de différence de genre : “Ces aspirations sont […] aussi élevées pour les filles que pour les garçons.” Mais le fait est que, quand on observe leurs résultats scolaires, les filles sont quasiment toujours meilleures que les garçons. Pour les élèves d’origine immigrée, comme pour les élèves de la part majoritaire.

Les filles originaires du Maghreb sont 80 % à obtenir leur bac, contre 64% pour les garçons. Un écart de 16 points à peine plus important que celui entre les filles et les garçons français d’origine : 85% d’obtention pour les femmes contre 75% pour les hommes.

On retrouve cet écart entre les genres, peu importe l’origine, le niveau et le type de diplôme. À niveau bac+3 ou plus, “il y a un avantage des filles, explique Mathieu Ichou. “26% de celles de la population majoritaire ont atteint ce niveau, contre 23 % des garçons. Pour la population issue de l’immigration maghrébine, c’est la même chose : les femmes sont 24% à avoir ce niveau de diplôme, contre 18% pour les hommes.

Ces statistiques montrent que les jeunes femmes d’origine maghrébine peuvent réussir, bien souvent mieux que les garçons de leur groupe.

Pour autant, selon Mathieu Ichou, il n’est pas possible d”affirmer que le patriarcat et le machisme n’existent pas dans les familles immigrées, et ce, au même titre que dans les familles françaises. Mais si les contraintes envers ces filles étaient vraiment si élevées, on n’obtiendrait pas ces statistiques“, assure-t-il.

De fait, “il y a une augmentation du taux d’activité pour les filles musulmanes par rapport à la génération d’au-dessus, explique Patrick Simon. “Mais par rapport à la moyenne du taux d’activité des femmes en général, il est un peu moins élevé.” Cela s’explique parfois par “les effets des échecs à l’entrée sur le marché du travail à cause du voile, les incidences sur le parcours. C’est une sorte d’inactivité forcée.”

Étude controversée

Seule une étude semble se rapprocher du constat fait par Abnousse Shalmani. Celle de l’économiste Éric Maurin Trois Leçons sur l’école républicaine, publiée en 2021. Son travail est censé démontrer que les politiques publiques interdisant le voile à l’école (circulaire de 1994 et loi de 2004) ont permis d’améliorer le niveau scolaire des “jeunes filles du groupe musulman“. Mais cette enquête, largement reprise dans les médias et par certaines académies, est critiquée au sein même de la communauté scientifique.

Dans un article pour Alternatives Économiques, Thomas Coutrot, statisticien et chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales, explique que “l’étude se contente d’observer une rupture temporelle dans l’évolution de la performance des jeunes filles du groupe musulman par rapport aux autres filles et de l’attribuer à un facteur inobservé, l’intensité des conflits intrafamiliaux sur le voile, supposément réduite par la circulaire.” En effet, selon le statisticien, “les données exploitées, provenant de l’enquête Emploi de l’Insee, ne comportent aucune information sur le port du voile ou les conflits intrafamiliaux.

Cette critique est renforcée par la publication d’une autre étude, basée sur les mêmes données, qui a pourtant débouché sur la conclusion opposée : “La loi réduit le niveau d’éducation secondaire des filles musulmanes et affecte leur trajectoire sur le marché du travail et la composition de leur famille à long terme. L’interdiction augmente les perceptions de discrimination et renforce les identités nationales et religieuses, expliquent Aala Abdelgadir et Vasiliki Fouka, chercheuses à Stanford, dans un résumé de leur publication de 2019.

Au regard de la faiblesse de l’unique étude qui pourrait justifier le constat de la journaliste Abnousse Shalmani, son affirmation quant à la pression familiale supposée que subiraient les “femmes d’obédience musulmane” ou “maghrébines” dans le cadre de leur scolarité, n’est basée sur aucune réalité scientifique.

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