Révolution Permanente, CC 4.0

Affaire du voile d’une vendeuse dans un magasin Geox : selon Révolution permanente, “Il y a une meuf qui est victime d’une situation ouvertement islamophobe et discriminatoire”.

Création : 6 mai 2024
Dernière modification : 17 mai 2024

Auteur : Pascal Caillaud, chargé de recherche CNRS en droit social, Université de Nantes

Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Aya Serragui

Source : Compte Instagram de Révolution Permanente, 13 avril 2024

Si les faits restent comme toujours à vérifier dans ce type d’affaires – ce qu’aurait également dû faire Révolution permanente – il n’y a pas discrimination, mais application d’une clause de neutralité du règlement intérieur très classique en droit du travail et admise par les juges.

Alors qu’une salariée intérimaire allait débuter une mission de vendeuse dans un magasin Geox, le gérant lui demande d’enlever son voile et lui interdit d’entrer en fonction tant qu’elle continuera à le porter. À travers son compte Instagram, Révolution permanente considère qu’il s’agit d’une “meuf qui est victime d’une situation ouvertement islamophobe et discriminatoire”. Que dit le droit concernant le port de signes religieux dans les entreprises privées ?

Une entreprise peut exiger la neutralité de ses salariés dans son règlement intérieur (RI)

Depuis une loi du 8 août 2016, le code du travail prévoit que “le règlement intérieur d’une entreprise peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché” (article L1321-2-1 du code du travail). À la suite de l’affaire de la crèche Baby loup  (Cour de cassation, 19 mars 2013 et  25 juin 2014) dans laquelle le juge avait considéré que le principe de laïcité ne s’appliquait pas aux entreprises privées ne gérant pas un service public, le législateur a décidé en 2016 de donner au chef d’entreprise la possibilité, mais non l’obligation, d’insérer dans le règlement intérieur une disposition relative aux convictions des salariés. C’est ce qu’on appelle la “clause de neutralité”. Mais à quelles conditions ?

Document rédigé par l’employeur, le règlement intérieur de l’entreprise (RI) est obligatoire dans les entreprises employant au moins 50 salariés et facultatif pour les autres. Si l’employeur est le rédacteur de ce document, il doit consulter obligatoirement le comité social économique (CSE) de l’entreprise (article L1321-4 du code du travail), mais celui-ci n’émet qu’un avis : le RI s’applique même si le CSE ne l’a pas approuvé (Cour de cassation, 16 octobre 1980).

Le RI est ensuite transmis à l’inspection du travail avec l’avis du CSE : l’inspection peut contrôler le RI et exiger le retrait ou la modification des dispositions qu’il juge contraires au code du travail (article L1322-1 du code du travail). De même, le juge (conseil de Prud’hommes) peut considérer qu’une disposition du RI est illégale, même si l’inspection du travail ne l’avait pas décelée, et en écarter l’application dans un litige particulier.

Que peut prévoir un RI en matière de convictions des salariés ?

Le RI est un document qui fixe les droits et les obligations des salariés au sein de l’entreprise : il précise les règles applicables en matière de santé, de sécurité et de discipline, notamment l’échelle des sanctions que peut prononcer l’employeur à l’encontre du salarié (article L1321-1). Ce texte rappelle aussi les règles portant sur les droits de la défense des salariés, sur les harcèlements moral et sexuel et agissements sexistes, et sur le dispositif de protection des lanceurs d’alerte (article L 1321-2 du code du travail).

Classiquement, le RI ne doit pas contenir de clauses contraires aux lois, aux règlements, aux conventions et accords collectifs de travail applicables. Et surtout, car c’est ce qui est en cause dans l’affaire Geox, un RI ne peut contenir de restrictions aux libertés individuelles ou collectives qui ne seraient pas justifiées ou proportionnées au but recherché, et encore moins de clause discriminatoire liée par exemple à l’appartenance ethnique ou religieuse, à l’état de santé, au handicap ou au sexe du salarié (article L 1321-3 du code du travail).

Comment concilier “clause de neutralité” du RI et interdiction des discriminations ?

Neutralité… le mot est important. La clause dite de neutralité du RI ne se limite pas à la question religieuse : elle vise la posture publique que souhaite afficher l’entreprise de manière générale par rapport aux questions politiques, philosophiques ou morales. Cette neutralité affichée doit avoir une portée générale et s’appliquer de manière indifférenciée à tous les travailleurs de l’entreprise, sans quoi elle constitue une discrimination prohibée. Ainsi, selon la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 13 octobre 2022) le RI ne saurait établir une hiérarchie entre les différentes convictions religieuses, philosophiques ou spirituelles.

Qu’en est-il des signes religieux visibles ?

Selon la Cour européenne des droits de l’homme (15 juillet 2021), le RI ne peut interdire les signes ostentatoires ou de grande taille tout en autorisant les signes plus petits, car c’est une “discrimination directe“. Toutefois – et cela concerne l’affaire Geox -, le juge français (Cour de cassation, 22 nov. 2017) comme la Cour de justice de l’Union européenne (14 mars 2017) ont jugé qu’une clause interdisant les signes visibles est licite si elle ne concerne que les salariés en contact avec la clientèle, auprès de laquelle l’entreprise veut garantir sa neutralité. Or le foulard, en tant que signe d’appartenance religieuse, est évidemment visible, et l’entreprise est donc bien dans son droit, alors même que, dans l’affaire Geox, la salariée concernée est intérimaire.

Le RI s’applique-t-il à un travailleur intérimaire ?

Un intérimaire n’est pas un salarié de l’entreprise dans laquelle il intervient : il est le salarié de l’agence d’intérim (entreprise de travail temporaire) qui le met à disposition de l’entreprise dite utilisatrice. Toutefois, le juge considère que le RI s’impose aussi aux travailleurs « extérieurs », stagiaires ou intérimaires présents dans l’entreprise (Conseil d’État, 4 mai 1988), à condition, évidemment, que l’employeur en ait assuré la publicité, par tout moyen (affichage ou intranet par exemple), auprès de toutes les personnes ayant accès aux lieux de travail ou aux locaux de travail (article R 1321-1 du code du travail). Dans l’affaire Geox, cela reste bien entendu à vérifier.

Dans un premier communiqué, Geox assurait que son “règlement intérieur respecte strictement les termes de la législation française (notamment l’article L 1321-2-1 du code du travail) qui autorise les employeurs, pour ce qui est de la liberté religieuse, à insérer une clause de neutralité ou une note de service relevant des mêmes règles”. Interrogée pour savoir si le magasin concerné de Strasbourg possède un règlement contenant une clause de neutralité, la marque confirme que “oui, le règlement intérieur de la boutique strasbourgeoise, comme toutes les boutiques Geox gérées en propre en France, intègre cette clause de neutralité”.  Il n’y aurait donc pas discrimination.

Ajout le 17 mai 2024 d’une note explicative de notre démarche, à la suite de remarques formulées par des lecteurs.

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